Ennemond Trillat, théoricien et praticien

Ses archives éclairent la personnalité de celui qui dirigea pendant vingt-deux ans le Conservatoire de Lyon

Compositeur prolifique, interprète sollicité en France et à l’étranger, homme aux amitiés solides, mais aussi curieux insatiable et extrêmement actif quand il s’agit de découvrir et faire découvrir les musiques du passé ou de son temps… Ainsi apparaît Ennemond Trillat à travers ses archives, déposées en 1991 à la Bibliothèque, par le Conservatoire National de Région de Lyon (C N R). Des archives qui manquent, hélas, de documents faisant état des analyses du musicien quant à son propre travail, les notes ou courriers personnels y étant largement supplantés par l’abondance de ses écrits en tant que compositeur. Aussi la biographie du musicien lyonnais par Cécile Emery [note]Voir Céline Emery, Ennemond Trillat musicien lyonnais, Lyon, PUL, 1979 (BM Lyon, K 85192). s’avère-t-elle particulièrement précieuse. Rédigée et publiée avant la mort d’Ennemond Trillat, elle s’appuie en grande partie sur des entretiens directs et des cahiers de souvenirs restés inédits.

portrait d'Ennemond Trillat par David Harali, 1978

Né en 1890 et décédé en 1980, Ennemond Trillat est surtout connu des musicologues pour ses reconstitutions. Les mélomanes se souviennent aussi du directeur du Conservatoire et animateur de la vie musicale lyonnaise. Son père, Paul Trillat, est un organiste formé au Conservatoire de Bruxelles où il rencontre Charles-Marie Widor [note]Compositeur français né à Lyon le 21 février 1844, fils d’un organiste lyonnais, lui-même organiste de Saint-Sulpice à Paris, pendant 64 ans.. Après un premier prix, il rentre à Lyon, sa ville natale, et devient en 1874 organiste de la primatiale Saint-Jean. Installé avec son épouse dans une maison située 2 rue du Plat, il a quatre enfants dont le dernier, Ennemond, manifeste des dons musicaux évidents. Son père entreprend son éducation musicale en l’initiant au piano et surtout en l’emmenant tous les dimanches à Saint-Jean. Confié ensuite à un professeur du Conservatoire de Lyon dont il n’apprécie pas l’intérêt exclusif pour la technique pianistique, Ennemond Trillat poursuit son apprentissage dans la maison familiale de Saint-Didier-au-Mont-d’Or.

En juin 1904, son père l’envoie à Paris préparer le Conservatoire où il est admis dès la rentrée d’octobre. Il ressort en 1908 avec un premier prix de piano – il est le premier nommé – suite aux enseignements précieux d’Isidor Philipp (1863-1958), pianiste et pédagogue, qui lui transmet le goût de la qualité du son et de la recherche du style plus que de l’exercice de l’articulation des doigts. Son maître lui révèle les secrets d’interprétation de Chopin et lui communique son admiration pour les œuvres musicales modernes françaises, russes ou espagnoles. Ennemond Trillat devient donc un grand amateur – et interprète – des compositions de Debussy.

Episode parisien

Le décès de son père l’oblige à débuter sa carrière plus tôt que prévu en se produisant à Lyon, Grenoble et Chambéry. C’est alors que Léon Vallas, critique acerbe et fondateur de la Revue musicale de Lyon, le remarque à la suite d’un récital lyonnais, en janvier 1909, en raison de ses sérieuses qualités musicales et techniques [note]Voir Revue musicale de Lyon, 24 janvier 1909.. Encouragé par Léon Laloy, secrétaire général de l’Opéra de Paris et ami de son frère Joseph, le jeune Ennemond poursuit sa carrière à Paris. Il fréquente des salons, notamment celui de Jacques-Emile Blanche [note]Peintre néoclassique très en vogue à l’époque., ami d’André Gide et de Marcel Proust. Il se produit également dans quelques grandes salles, dont le Grand Palais, s’entretient avec Claude Debussy lui-même, et ce dernier apprécie les interprétations de ses œuvres par le jeune pianiste.

Le martyre de sainte Ursule, pièce séparée du claveciniste

La carrière d’Ennemond Trillat s’interrompt en 1911, date à laquelle il doit effectuer son service militaire. Par bonheur il est convoqué en 1912 par le général Pouradier-Duteil, futur gouverneur militaire de Lyon (1913), alors commandant de la division de Belfort et mélomane averti, pour animer les soirées musicales que l’officier organise à son domicile. Il y rencontre Anne-Marie Pouradier-Duteil, qui devient son épouse en 1914. Mais à peine a-t-il terminé son service que la Première Guerre mondiale est déclarée. Au sortir du conflit, Ennemond Trillat souhaite demeurer à Lyon. Il est alors rapidement intégré comme professeur de piano supérieur, au Conservatoire de Lyon, en 1919, et absorbé par l’intense vie musicale de la capitale des Gaules à l’époque. Dès 1921, il forme un Trio [note]Le Trio Trillat, baptisé ainsi par l’un des amis d’Ennemond Trillat., Louis Aguettant. de musique de chambre avec le violoncelliste Jean Witkowski et la violoniste Hortense de Sampigny. En effet, Georges Martin Witkowski est alors directeur de la « Société des Grands Concerts [note]Société fondée par quelques notables lyonnais en 1904. » dont il dirige l’Orchestre symphonique. De son côté Léon Vallas fonde les « Petits Concerts », qui prennent la forme de soirées de musique de chambre où il engage régulièrement Ennemond Trillat, et organise également, avec Ennemond Trillat comme pianiste, dès 1922, des tournées afin de présenter la musique française moderne à l’étranger. Cette expérience augure des activités de Trillat comme ambassadeur de la musique française pour le ministère des Affaires étrangères, au sein des Alliances françaises. Il se déplacera ainsi de 1926 à 1959, parallèlement de ses multiples engagements dans la vie musicale de la région lyonnaise. Dès lors il se passionne pour la conférence-récital dont le fonds d’archives conserve de nombreuses notes préparatoires.

Air de sainte Ursule, partie séparée pour soliste annotée par Ennemond Trillat (BM Lyon, fonds Ennemond Trillat, dossier 1).

Après une période faste de composition, de 1934 à 1938, consacrée, entre autres, à la reconstitution du Martyre de Sainte Ursule, la Seconde Guerre mondiale marque un coup d’arrêt à sa production musicale. Mais surtout, devenu directeur du Conservatoire de Lyon en 1941, et ce jusqu’en 1962, il ne peut plus composer que quelques mélodies, musiques de scène et pièces pour piano. Peu à l’aise dans le domaine administratif, Ennemond Trillat est cependant très apprécié à son poste pour ses qualités d’écoute et sa disponibilité. Outre ses activités de pédagogue, de compositeur, de conférencier, il fonde la Société de Musique de Chambre [note]Les premières soirées ont lieu dès 1939. et participe à la création du Festival de Lyon, ville à laquelle il est resté attaché toute sa vie, tout en passant le plus clair de son temps libre en famille, dans une ferme située à Yzeron, dans l’Ouest lyonnais. Ennemond Trillat décède le 9 juillet 1980, à 90 ans, il a joué du piano jusqu’à ses derniers jours.

Le Martyre de sainte Ursule, partition annotée par Ennemond Trillat (BM Lyon, fonds Ennemond Trillat, s.c.)

Un fonds en cours d’identification

Entamé en avril 2006, l’inventaire du fonds Trillat a permis de dénombrer près de 67 dossiers d’archives, principalement conservés dans des classeurs à dessins. Cet ensemble, majoritairement constitué de partitions, vient enrichir les collections musicales et sonores de la Bibliothèque municipale de Lyon [note]Voir sa présentation au chapitre « Collections remarquables » du site de la Bibliothèque municipale de Lyon. Il constitue un complément intéressant au fonds Léon Vallas [note]Voir l’Inventaire sommaire du fonds d’archives de Léon Vallas mis en ligne sur le site de la Bibliothèque municipale de Lyon : http://www.bm-lyon.fr/decouvrir/collections/archives_litteraires/Leon-Vallas.pdf.

Le Martyre de sainte Ursule, programme du concert donné le 17 novembre 1936, salle Molière à Lyon (BM Lyon, fonds Ennemond Trillat, s.c.)

D’un contenu inégal et diversifié, les différents dossiers ont sans doute déjà fait l’objet d’un premier conditionnement par Ennemond Trillat lui-même. On reconnaît son écriture dans les intitulés sommaires des cartons à dessins ou sur les nombreuses enveloppes à en-tête du CNR qu’ils contiennent. Cette présence récurrente s’explique, car Trillat a été professeur de piano supérieur (1919 à 1942) puis directeur de cette institution lyonnaise (1941-1963). De multiples supports sont d’ailleurs présents : papiers, cartons, buvards, calques, affiches, coupures de journaux, négatifs photographiques, cahiers…les types de documents sont eux aussi très variés : partitions manuscrites ou imprimées, courriers personnels adressés à Ennemond Trillat, illustrations à l’encre, reproductions d’œuvres picturales ou graphiques, articles de presse et leur transcription – voire leur traduction – annonces et programmes de concerts, notes manuscrites d’Ennemond Trillat à propos de compositeurs ou de périodes musicales…

Plusieurs aspects du fonds sont assez remarquables. Nombre de partitions sont « gravées » sur calque en vue d’une impression par des maisons lyonnaises [note] Des éditeurs manifestement disparus aujourd’hui, comme Béal, rue de la République ou Grange, rue Thomassin.. Autre particularité, une des difficultés principales relève des formats disparates de son contenu. Il faut veiller à ne pas déclasser les petits documents au milieu des nombreuses partitions, parfois de très grand format. Enfin, au moment de leur rédaction, de nombreux documents ont été reliés au scotch ou réunis par un trombone métallique. Tous éléments indésirables – et donc à retirer – pour la bonne conservation des archives. Un premier travail, à ce jour inachevé, a donc consisté à identifier la nature du fonds d’archives – voire à les reclasser – tout en extrayant les matériaux nuisibles. Sur les 67 dossiers dont nous disposons, 20 ont pu être traités. La moitié concerne, au moins pour partie, le Martyre de Sainte Ursule d’Alessandro Scarlatti. La présence dominante de cette œuvre, inspirée de la Légende dorée de Jacques de Voragine, témoigne d’un travail de reconstitution approfondi suite à la découverte de nombreux manuscrits inédits de la Bibliothèque de Lyon.

Parmi ces ouvrages, résultat des achats de l’Académie du Concert, fondée par Jean Pierre Christin et Antoine Bergiron en 1713, un premier volume attire l’attention du professeur de piano du Conservatoire de Lyon. Ennemond Trillat relate ainsi sa découverte de la partition manuscrite [note]Manuscrit (Rés. FM. 133 903), évoqué dans ce même numéro par Franck-Emmanuel Comte. : Je lus ces pages avec avidité, les transcrivis et les réalisai, car le manuscrit ne contenait, en dehors de parties orchestrales et du chœur des vierges, que le chant et la basse chiffrée […]. Soucieux d’être fidèle à l’écriture d’Alessandro Scarlatti, le pianiste lyonnais sollicite les conseils de son ami le compositeur italien Alfredo Casella. Ce dernier lui recommande, par courrier, de faire appel à un expert : Edward J. Dent,

professeur à Cambridge plus spécialiste [que lui] à propos de Scarlatti père [note]Lettre personnelle de Casella à Trillat, depuis l’hôtel anglo-américain de Florence.
. Les archives confiées par le Conservatoire National de Région à la Bibliothèque municipale de Lyon comportent une photocopie de la partition manuscrite du Martyre de Sainte Ursule reconstituée par Ennemond Trillat avec des modifications pour certaines mesures et des annotations en anglais. On peut se demander si ce sont là les traces de l’expertise de Dent.

Les multiples partitions manuscrites de la reconstitution par Ennemond Trillat des différentes parties instrumentales et chorales de l’oratorio prouvent qu’il occupe une place toute particulière dans son travail de compositeur. Il a assuré une large diffusion de cette œuvre, notamment en Europe [note]Le fonds Ennemond Trillat recèle de multiples articles de journaux italiens ou espagnols qui en témoignent.. Plusieurs courriers personnels attestent de la location du matériel d’orchestre pour des réalisations à l’étranger et plus particulièrement à Venise. Les articles de journaux français, italiens et espagnols saluent la reconstitution et la réalisation du Martyre de Sainte Ursule dès 1935. Donné à Saint-Etienne puis à Strasbourg, l’oratorio est aussi diffusé pour la première fois sur les ondes depuis les studios de Radio Genève, au début de la Seconde Guerre mondiale, le Vendredi Saint, 11 avril 1941. Enfin, une affiche évoque sa présentation en concert à Lyon en 1943, avec les mêmes interprètes.

Fort de ce succès, Ennemond Trillat s’emploie à documenter l’œuvre d’Alessandro Scarlatti et à faire connaître son apport à la musique classique. De multiples notes de sa main révèlent une vaste collecte d’éléments biographiques, bibliographiques et iconographiques concernant le musicien napolitain. On a pu retrouver plusieurs listes de ses œuvres conservées aussi bien à la Bibliothèque municipale de Lyon qu’à la Bibliothèque du Conservatoire de Paris, ainsi que des photocopies de références figurant dans des catalogues musicaux français, anglais et allemands. Le musicien lyonnais nous a également laissé divers exemplaires, plus ou moins complets, d’une brève biographie d’Alessandro Scarlatti, qui sont autant de notes préparatoires à des conférences-récitals où il décline tous les aspects du Martyre de Sainte Ursule, tant dans ses interprétations musicales que picturales [note] Conférences, récitals, dont la Bibliothèque conserve les brouillons, et intitulées La vie et l’œuvre d’Alessandro Scarlatti ou encore Sainte Ursule et les peintres..

L’abondance et la diversité des documents concernant le Martyre de Sainte Ursule d’Alessandro Scarlatti sont révélatrices de la personnalité d’Ennemond Trillat. Il était non seulement un interprète de qualité mais aussi un grand amateur de toutes les musiques, sa passion l’incitant à approfondir son travail de reconstitution et à élargir le champ de ses recherches.

Voltaire mis en musique

Sans même faire appel à la bibliographie existante concernant le musicien, il s’avère qu’Ennemond Trillat s’est intéressé aux divers aspects de la création musicale. Pianiste de talent, il nous laisse non seulement des reconstitutions d’œuvres anciennes de compositeurs baroques, français ou italiens, mais aussi des œuvres personnelles qu’il a entièrement écrites et composées ainsi que des mises en musique de textes de la littérature française.

Ennemond Trillat est donc loin de se limiter à un seul et même sujet. Les thèmes abordés dans les nombreuses conférences publiées dans la revue Résonances ou Reflets, comme les textes de ses émissions radiophoniques, sont extrêmement divers [note]Voir Bernadette Isaac-Sibille, Ennemond Trillat 1890-1980 (BM Lyon, B 033489).. Le fonds d’archives confirme cette curiosité insatiable. En le parcourant, il apparaît tout d’abord que le musicien lyonnais n’a cessé de compléter son travail en reconstituant d’autres pièces d’Alessandro Scarlatti intitulées Opera Napoli [note]Environ 20 arias sont reconstitués en 1964. ou encore l’oratorio David, ainsi que des œuvres de nombreux compositeurs italiens de l’époque baroque tels que Bononcini, Stradella, Corelli... Il les décrit comme « les auteurs aimés des Lyonnais » et reçoit, en mai 1960, deux lettres d’un conservateur de la bibliothèque du Conservatoire de Paris qui lui donne des conseils afin de les identifier. Cette prédilection est largement déterminée par la richesse du fonds des manuscrits musicaux inédits de la Bibliothèque de Lyon que Trillat ne se lasse pas de découvrir. Il précise que la Bibliothèque possède le fonds musical de l’Académie du Concert, fondée au XVIIIe siècle [note]Voir cachet de l’Académie décalqué. Une liste de sa main sur un formulaire émanant du Conservatoire de Lyon inventorie les diverses cotes qu’il a pu utiliser.

Alessandro Scarlatti, Le Martyre de sainte Ursule, oratorio inédit reconstitué par Ennemond Trillat, Lyon, 1944 (BM Lyon 160855)

Parallèlement aux reconstitutions, Ennemond Trillat compose quelques mélodies ou œuvres polyphoniques. Il a pu fournir à son épouse qui dirigeait la chorale mixte universitaire de Lyon quelques œuvres « de commande » afin que ses élèves puissent exercer leur voix. Les œuvres personnelles d’Ennemond Trillat sont le plus souvent courtes, parfois burlesques, telles les Recettes chantées [note]Des créations intitulées Porc à l’espagnole ou Tartine anglaise ou Le Canut et ses bugnes., ou mettent en musique des textes anciens, comme Sept Remèdes chantés, secrets du seigneur Alexis (1576). Un goût prononcé pour la littérature le conduit à mettre en musique de nombreuses Epîtres de Voltaire, dont il fait connaître la vie et l’œuvre par une conférence-récital fort remarquée [note]Article de journal d’Henry Dumoulin en décembre 1956. qu’il donne au théâtre des Célestins, en 1959. Il privilégie également les auteurs romantiques, en adaptant la Chanson de Fortunio [note]illustration dossier 9 d’Alfred de Musset pour chant et piano et s’attelle au poème de Victor Hugo Les Rayons et les Ombres [note]Partition manuscrite de Trillat dossier 39. Cette partition a dû rester ignorée jusqu’au traitement du fonds d’archives à la Bibliothèque municipale de Lyon, car elle ne figure dans aucun des catalogues des œuvres personnelles du compositeur conservées à la Bibliothèque, ni dans celui établi par Cécile Emery. Enfin, sa curiosité insatiable l’amène à travailler sur des textes de la Renaissance.

Les archives d’Ennemond Trillat comportent également un dossier complet où foisonnent les notes de sa main à propos des diverses éditions de psautiers à Lyon au XVIe siècle. Ce dossier s’intéresse tout particulièrement à la mise en musique par Claude Goudimel, compositeur mort à Lyon en 1572, des psaumes versifiés par Clément Marot et Théodore de Bèze. Cette étude du psautier français de Goudimel [note]Etude approfondie à consulter dans B. Isaac-Sibille. permet à Ennemond Trillat d’analyser les apports du protestantisme à la musique. On l’aura compris, il reste encore beaucoup à découvrir dans le Fonds Trillat.

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