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     SOUVENIRS DU COMTE ARMAND DE S A I N T - P R I E S T          127
breux récits au retour, j'aurais punie persuader avoir vu Charlotte
Corday. Elle avait encore cette même coiffure avec laquelle on la
représente, et que le beau tableau de Sheffer, qu'on voit au Luxem-
bourg, a immortalisé. On lui avait fait endosser une chemise rouge,
et on dit que le bourreau, quand il montra sa tête au peuple, eut
l'indignité de la souffleter.
   Les gens qui se repaissaient de ces spectacles n'étaient pas, pour
cela, tous sanguinaires; la plupart n'étaient que curieux, oisifs et
surtout peureux; je pus faire cette remarque par rapport au maître
de l'hôtel que nous habitions, ainsi que pour ses enfants et domes-
tiques; car, s'ils eussent été méchants, ils eussent eu plus d'une
occasion de dénoncer mon oncle. Non seulement ils n'en firent rien,
mais je suis porté à croire qu'ils partageaient au fond les mêmes
opinions politiques ; ce qui n'empêchait pas que quelques sentiments
d'envie et d'aversion pour les nobles ne montrassent quelquefois
chez eux le bout de l'oreille. Cependant l'horizon s'assombrissait
de plus en plus, et on commençait à n'être déjà plus sûr de son
sort du jour au lendemain. Je me souviens de plusieurs propos
mélancoliques et de triste augure qui s'échappaient, lors de nos
dîners chez l'évêque, de la bouche des convives. Parmi ces derniers
se trouvait un jour un de ses neveux, le comte de Barrai. C'était
tout à fait un homme de plaisir de l'époque ; on parlait de la pos-
sibilité, pour chacun de ceux d'un âge mûr qui se trouvaient à
table, de finir ses jours sur l'échafaud. — Si cela m'arrivait, dit
mon cousin, je me démènerais et secouerais comme un beau
diable. — Pour moi, dit mon oncle de Saint-Priest, je me rési-
gnerais et ne songerais qu'à mourir avec courage et en bon chré-
tien. C'est ce qu'il fit en effet un an après.
    L'hôtel de Gallifet où demeurait l'évêque, et où, depuis, on ins-
talla le ministère des Affaires étrangères, avait un jardin assez grand
pour Paris. C'était là qu'on m'envoyait prendre mes ébats au sor-
tir du dîner, pendant que les autres convives devisaient entre eux
sur les malheurs du temps, et leur espérance d'en voir la fin.
    J'avais assez régulièrement, dans ce jardin, la compagnie d'une
vieille portière qui venait s'y promener de son côté, un livre à la
main; ce livre était invariablement le Bèlisaire de Marmontel,
qu'elle tenait presque toujours ouvert à la même page, à laquelle