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LA BOUCLE D'OR 28 [ familier ou accidentellement échappé, un détail de la toi- lette, un fait parfois insignifiant. Ce jour-là , je revis Jean Michel, dès qu'il se fit recon- naître, accomplissant chaque dimanche, entre quinze et seize ans, le trajet de la Croix-Rousse à Poleymieux, dans des conditions qui ne manqueront pas de sembler ridicules à la génération actuelle. Vous savez qu'en langage économique, on appelle effort cet acte indispensable qui se place entre tout besoin ou désir et la satisfaction. De nos jours, pour peu qu'ils sen- tent dans leur poche — ou dans une poche où ils ont accès — la somme représentative d'une satisfaction quelconque, les jeunes gens se dispensent d'emblée de tout effort : c'est un des points faibles de l'éducation moderne. Eh bien, Jean Michel, apprenti canut, n'avait pas à sa disposition le sou nécessaire pour acquitter le péage du pont de l'Ile-Barbe; il était trop fier pour l'accepter de qui que ce soit, et voilà pourquoi il se rendait de la Croix-Rousse à Saint-Rambert, en faisant le tour par le vieux Pont de pierre, seul pont sur la Saône dont le passage fût alors gratuit. * * * La connaissance une fois renouée, les questions se pres- sèrent de part et d'autre, et l'interrogation d'usage fut échangée : « Vous êtes marié? Vous avez des enfants? » En me répondant, Jean Michel tenait ses yeux sur une une boucle d'or enfilée, en manière de breloque, à sa chaîne de montre : ce n'était pourtant pas un bijou féminin, mais plutôt un de ces anneaux d'oreille, comme en portaient autrefois les garçons.