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96 SULLY-PRUDHOMME désastre de Lisbonne. Sully-Prudhomme n'a point reculé devant les périls, et il semble les avoir compliqués encore par la difficulté du mètre qu'il a choisi. Son poème de h Justice est une sorte de traité de mathématiques ou de géométrie, où les propositions, rigoureusement déduites, à la façon des théorèmes, s'appellent l'une l'autre, et forment comme les anneaux d'une chaîne. Rien ne rappelle mieux la. suc- cession de syllogismes qui constituent VEthique de Spinosa. Gœthe trouvait que l'impression de grandeur qui se déga- geait de ce puissant édifice, élevé par le philosophe hollan- dais, avait quelque chose de souverainement poétique. A ce titre, l'œuvre de Sully-Prudhomme aurait pu lui plaire, et si notre poète avait vécu trois quarts de siècle plus tôt, nous trouverions son éloge dans quelque fragments des Entretiens de Goethe et d'Eckermann. Mais ce n'est pas assez que de parler de syllogismes. Parmi toutes les formes de raisonnement chères à la scolastique, il en est une où la conclusion du raisonnement, servant de transition naturelle à l'idée suivante, forme l'une des prémisses du syllogisme qui succède au premier; de telle sorte que les preuves s'accumulent, trouvant dans ce qui les précède et les soutient leurs points de jonction, et les supports où elles s'appuient. Elles forment ainsi un amoncellement, et d'un mot grec qui signifie monceau, on a dérivé le terme qui sert à désigner ce procédé de raisonnement qu'on nomme le sorite. Or ce poème de la Justice est une succession de sorites. On ne s'attendait guère à voir le sorite en poésie, et surtout à lui voir prendre pour vêtement les formes poétiques réservées jadis à la poésie légère ou amoureuse : le sonnet et le quatrain. L'ombre de Pétrarque en a dû frémir dans l'autre monde. Ces rimes accouplées, ces tercets qui reviennent sur les