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46 LE PREMIER AMOUR dant que ses yeux, fermés jusque-là , s'entrouvraient lente- ment. L'orateur, encouragé sans doute par ce mouvement, continua ainsi : — Tu ne peux pas ignorer, puisque tu es sorcier, com- bien notre pays est profondément troublé depuis quelque temps. Un régime nouveau a remplacé l'ancien. Au lieu d'un roi, nous en avons plusieurs centaines qui ne s'ac- cordent guère. Ça allait fort mal autrefois, maintenant c'est encore pire. La religion est persécutée et les idées les plus folles sont celles qui rencontrent le plus d'adeptes. La cer- velle populaire est plus bouleversée que la mer en furie. Les uns poussent le pays violemment en avant au risque de lui faire casser le cou, et les autres mettent non moins d'énergie à vouloir le faire reculer, en sorte que la pauvre bête — je veux dire notre pauvre mère la France — risque fort de rester en bataille entre ce double camp d'énergu- mènes. Où est le droit, le devoir? Où la justice, où la rai- son ? Sans doute, la nation qui a souffert d'une fouje d'abus, peut réclamer des réformes, mais qui fixera la limite où il faut s'arrêter dans l'intérêt de tous? Faut-il avancer avec les uns ou reculer avec les autres? Comment ne pas craindre que le vainqueur, quel qu'il soit, n'abuse de son triomphe ? Faut-il donc, comme toi, s'abstraire dans un isolement hautain et maintenir son égoïsme sur les sommets, tandis qu'on s'égorge là -bas ? Tu vois qu'il y a matière à doute et à perplexité pour les coeurs droits et que la question en vaut la peine. Ne pourrais-tu pas, pour une fois, rompre ton silence et donner un conseil? Les traits du Grand-Pâtre ne s'étaient pas départis de leur immobilité habituelle. Seulement, sa main droite s'était portée à sa ceinture et il en tira une plante que le chasseur,