page suivante »
184 DEUX MOIS EN ESPAGNE rigueur ils n'étaient point indispensables; on passait au gué leur cours d'eau le plus rondement possible. La roideur de leurs rives offrait un spectacle nouveau à un débutant comme moi sur les routes d'Espagne ; le postillon à pied s'élançait sur les pas de ses mules, il leur redoublait et ses exhortations et ses injures, prononçait leurs noms patro- nymiques d'une voix suppliante, en leur détachant d'atroces coups de fouet; au moment surtout où il s'agissait de sortir du ruisseau, c'était, de la part de leurs trois bourreaux, des bourrasques de hurlements, de coups de pieds, de coups de poings et de fouets se cumulant les uns sur les autres. Au sommet de la rampe, un coup de sifflet du majorai, comme le quos ego de Neptune, calmait toute cette tempête et arrêtait court l'équipage, qui, hommes et bêtes, avaient le plus violent besoin de reprendre haleine. Nous voyageâmes de cette manière la plus grande partie de la journée, et arrivâmes à la rivière de Torderas, où le paysage devient des plus sauvages et des plus pittoresques. De ce point jusqu'à Barcelonne, qui en est fort éloigné, il est constamment délicieux, et un splendide coucher du soleil venait dans ce moment colorer ce ravissant paysage. Nous traversions une fraîche vallée, qui, dominée de tous côtés par des montagnes couvertes de grands sapins, me rappe- lait non les petites végétations des Pyrénées, mais les plus majestueuses portions de nos grandes Alpes. On nous débarqua sur une grande pelouse verte, gare provisoire du chemin de fer de Barcelonne à la frontière ; tous les six mois ce point d'arrêt fait un pas de plus du côté de la France à travers cette Suisse de l'Espagne ; quand il sera parvenu à ce but, et que l'on pourra en un clin d'oeil traverser la plaine aride qui avoisine les Pyrénées, ce sera la plus déli- cieuse promenade possible, et on arrivera en quelques heures à cet Oberland d'Espagne, baigné par l'éblouissante