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270 DE L'HOMME,
session de la terre ; tout ce que l'homme n'occupe pas ou
ne surveille pas, la bĂȘte l'occupe. DerriĂšre ce tableau, der-
riĂšre cette glace, derriĂšre ce vase que vous n'avez pas re-
mué depuis quelque temps, l'insecte s'installe ; il y croßt et
s'y développe. Dans cette maison dont vous vous absentez
pendant quelques mois,la bĂȘte s'introduit et fourmille. Plus
un lieu est vide de l'homme, plus il est plein de la bĂȘte :
que l'homme s'abandonne ou se nĂ©glige, la bĂȘte envahit sa,
personne, de son vivant ; et, dans le corps humain mĂȘme,
quand l'Ăąme qui est surtout l'homme, en a disparu, la bĂȘte
s'y montre sous toutes ses faces, et l'on est tout surpris
que la dépouille mortelle de l'homme ne soit qu'un
composĂ© de bĂȘtes ; si bien qu'on pourrait s'Ă©crier,
comme par une loi de notre nature : « l'homme est mort,
vive la bĂȘte!»
L'ange et la bĂȘte se disputent l'homme, comme l'homme
et la bĂȘte se disputent l'univers. Que d'efforts ne faut-il
pas Ă la bĂȘte pour s'Ă©lever jusqu'Ă l'ange ! et quel sombre
dĂ©senchantement de nous-mĂȘmes quand l'ange s'est vu
rabaissĂ©, en nous, jusqu'Ă la bĂȘte !
L'homme peut abstraire, et se composer un idéal ; il n'y a
ni abstraction, ni idĂ©al pour la bĂȘte : mais la bĂȘte n'a pas
peur de la mort ; elle ne connaĂźt ni le chagrin, ni le sui-
cide ; grande compensation !
« Les hommes se tracassent pour trouver le repos, dit
Pascal, il vaudrait mieux commencer par là ; » et il cite
Pyrrhus : mais le monde n'est pas composé d'ambitieux
comme Pyrrhus, et s'il l'Ă©tait, se reposerait-il ? L'ambi-
tieux n'aimera le repos qu'en changeant de nature, c'est-Ă -
dire en cessant d'ĂȘtre ambitieux : comme l'Ă©picurien, Tapa
thique, le paresseux ne cessera d'ĂȘtre apathique et pares-
seux qu'en cessant d'ĂȘtre lui-mĂȘme ; est-ce possible ? -
Pascal s'est trompé.
« Nous n'aimons le monde que pour nous fuir, dit le
mĂȘme Pascal ; « mais le paresseux n'aime rien tant que
s'appartenir et fuir le monde. â « Nous fuyons la solitude