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                         ANTOINE BERJON.                           175
   Beaucoup s'étonneront peut-être après cela qu'un aussi admira-
ble talent si souple et si varié n'ait valu à Berjon qu'une réputation
peu étendue, et en quelque sorte restreinte à un petit monde
d'artistes et d'élèves privilégiés. La raison de cette injustice ap-
parente est tout entière dans le caractère insociable de cet
homme singulier, qui le portait à l'isolement et qui a toujours
nui à sa fortune comme à la popularité de son nom. En proie aux
exagérations de ce triste caractère, méfiant et soupçonneux au
delà de toute expression, Berjon voyait des ennemis partout.
Chaque nouveau visage était pour lui celui d'un homme intéressé
à lui nuire et à le perdre. Venait-on lui faire une visite pour ad-
mirer quelqu'un de ses ouvrages , lui en faisait-on l'éloge ou lui
en demandait-on le prix, c'était autant de manœuvres perfides qui
cachaient un espionnage ou une délation. On conçoit qu'avec de
pareilles idées et à la façon brutale avec laquelle il accueillait les
visiteurSj sa solitude dut être rarement troublée par leur pré-
sence. Ainsi renfermé et presque toujours seul, gardant ses
tableaux comme un avare qui veille sur un trésor, il s'était fait
presque complètement oublier avant de mourir. La conscience
qu'il avait de cet oubli et de l'abandon dans lequel il était juste-
ment laissé n'était pas faite pour adoucir les aspérités de ce ca-
ractère intraitable. Assez souvent des distinctions et des récom-
penses qu'il aurait ambitionnées et dont il se savait digne étaient
accordées à des artistes qui ne lui étaient pas supérieurs ; pour ob-
tenir ces distinctions il aurait fallu quelquefois sortir de cet isole-
ment farouche, faire quelques visites, essayer quelques démarches;
mais des façons d'agir aussi naturelles étaient trop en dehors de
ses habitudes pour qu'il lui vînt à l'esprit la pensée même de les
entreprendre. Il y a, si l'on veut, dans cette obstination à ne rien
devoir qu'au seul mérite, quelque chose d'honnête au fond et de
louable ; mais les sentiments les plus élevés et les plus délicats
n'ont-ils pas aussi quelque chose à perdre à être ainsi exagérés,
et comme surfaits? Ce n'est pas nous certainement qui blâmerons
les artistes d'avoir ces scntiments-là, et d'ajouter encore à la no-
blesse de leur profession par la dignité de leur caractère. Mais il
est aussi, on en conviendra, des actes permis qui ne rabaissent