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                          RÉTIF DE LA BRETONNE.                               519
     Il faut reconnaître cependant, à la décharge de MM. Dumanoir et Dennery,
  que le roman de Rétif contient des pages tellement scabreuses, un tel déver-
  gondage dans les caractères et les tableaux que ce n'est pas sans beaucoup
  de sagesse et de tact qu'il eût été possible d'en tirer parti. Aujourd'hui le
  Paysan perverti et la Paysanne pervertie, qui ne font, en somme qu'un même
  roman, conduiraient infailliblement leur auteur sur les bancs de la Cour
 d'Assises. Il est vrai qu'à chaque page Rétif s'indigne qu'on puisse lui suppo-
 ser des intentions corruptrices; il apostrophe son siècle, il éclate en invec-
  tives, il tonne contre le vice, mais les avocats généraux n'ont pas des yeux
 pour lire et des oreilles pour entendre ces choses-là ! Nonobstant tout son
 beau zèle, moraliste ou corrupteur, Rétif irait en prison. Singulière destinée
 pourtant ! le Paysan perverti a obtenu 42 éditions ; il a été traduit dans toutes
 les langues de l'Europe. La cour et la ville, comme on disait autrefois, et
 aussi la province en ont longtemps raffolé. Qui se souvient encore des deux
cents volumes sortis de la plume de Rétif? Si M. Gérard de Nerval ctMosselet
ne nous eussent donné, l'un dansla Revue des Deux Mondes, l'autre dansleConsfi-
lutionnel,\\ y a environ deux ans, de piquantes biographies de ce bizarre écri-
vain, qui se serait même rappelé son nom ! La représentation du drame de MM.
Dumanoir et Dennery lui a seule v^lu une résurrection d'un quart d'heure. Les
feuilletonistes parisiens se sont aussitôt rués en affamés sur une proie qui leur
offrait autant de surface que l'incommensurable Rétif ; et, en général, ils l'ont
fort mal mené. Gauthier l'a appefé Ralzac du ruisseau. Janiu l'a presque mis
sur la même ligne que le marquijs de Sade, de dégoûtante mémoire. Pour la
plupart, ils ne l'avaient pas lu, cojmme cela arrive toujours.Car il est de prin-
cipe dans le monde lettré, que la première condition pour bien parler d'un
livre, c'est de ne l'avoir pas ouvert.
    J'avoue n'avoir lu de Rétif qu'une vingtaine de volumes, ce qui m'autorise
 à en parler, mais non à le juger. Toutefois, j'ose dire que tant qu'on ne
 l'a pas lu on n'a qu'une idée imparfaite du mouvement de décomposition qui
 s'est opéré au XVIIIe siècle. Dans les autres écrivains plus brillants, plus rai-
 sonnables, plus illustres que lui, le vernis littéraire, les dehors philosophi-
 ques font encore illusion sur le fond des choses. Beaucoup de symptômes
 sont atténués. La Révolution s'agite en haut. Par Rétif, on comprend qu'elle
est descendue. Il fait toucher du doigt, pour ainsi dire, la matière sociale en
fusion. Tout bouillonne, remue, se transforme, change incessamment de
couleur et de place, dans ces pages incorrectes, désordonnées, brûlantes et
fangeuses à la fois : lois, politique, droit, morale, jusqu'à la langue, jusqu'à
l'orthographe. Le préjugé suranné et l'utopie audacieuse se combinent dans
la cornue de ce Faust de carrefours, qui allie la bonhommie au cynisme.