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362 LETTRES Sl/R LA SARDA1GNE.
eh ! bien, sur le sommet le plus inaccessible, entre ces deux pics
nuageux que vous pouvez apercevoir (et, Ã propos, c'est une
ascension que nous ferons ensemble, je veux vous conduire
aux pics des Sept Frères, héros d'une terrible histoire qui
vous intéressera grandement), je vous disais donc, qu'entre
ces deux pics nuageux, Dieu a préparé pour les chamois et
les mouflons la retraite la plus sûre et la plus délicieuse que
puisse rêver l'imagination d'un poète amoureux; c'est un
charmant vallon, traversé par un clair ruisseau, ombragé par
de grands chênes verts et par d'épais carroubiers, suspendu
au sommet d'immenses rochers coupés à pic, qui en rendent
l'accès impossible. Une bande de voleurs, de pillards, de r é -
fractaires, de forçats évadés, d'assassins et autres mortels
respectables, connus généralement en Corse et en Sardai-
gne sous le nom de brigands, y avaient établi leur repaire,
sûrs de n'y pas être dénichés. Des moines, les Sept Frères, y
ont remplacé les brigands, mais moines ou brigands c'est
toujours même gibier de potence, avec cette différence que
notre gouvernement méprise et fusille les premiers, et qu'il
craint et protège les seconds.—« Je reconnus que mon guide
était, comme tout italien, voltairien et prêtrophobe. »—Nos
bandits vivaient là à l'abri de nos poursuites; ils fuyaient sans
cesse devant nous, disparaissant dans les crevasses des mon-
tagnes, et gagnaient leur repaire inaccessible par des sentiers
inconnus. Un soir enfin, après une chasse pénible et péril-
leuse, qui avait duré toute la journée, une chasse aux bri-
gands, qui comme toujours s'étaient évanouis devant nous,
ensevelis dans leur retraite de feuillage, nous étions assis
en rond autour d'un grand feu de genévriers, allumé pour
assainir l'air humidifié par des cascades de brouillards qui
dégringolaient sur nous du sommet des montagnes. La nuit
était sombre ; la flamme, que le vent tourmentait, se tordant
tantôt à droite, tantôt à gauche, éclairait par moment les