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LETTRES SUR LA SARDAIGNE. 359 phane, venait à rencontrer celui de l'étranger, il lui jetait au cœur un trouble involontaire ; l'étranger, franchement, était fasciné par cette tête brune d'un blanc mat, par ce regard dominateur, par les plis dédaigneux de ses lèvres épaisses, et par sa taille ronde et cambrée, souple comme le cou d'une cigogne. Il paraît que son admiration était profonde et beau- coup trop sentie, car son guide lui montra loul-à -coup du doigt au fond de l'arrière-boutique deux yeux braqués sur sa personne, mais des yeux comme on n'en rencontre plus qu'à l'extrémité de la Calabre, ou du Journal des Débats, les jours de feuilleton Dumas, Sue ou Soulier; deux yeux, ornés d'une moustache terrible et d'une perruque samsonnienne, et ar- més, en guise de poignard, d'un couteau de cuisine passé à la ceinture. L'apparition du tyran féroce et jaloux éteignit sur le champ mon ardeur; je rengainai mes œillades artis- tiques, et le compliment italien que je machicolais entre mes dents pour le moment décisif, où je me serais approché de la belle pour solder ma consommation. Ne pouvant, plus faire d'étude sur la personne de mon hôtesse, je reportai mes re- gards sur l'estimable assemblée au milieu de laquelle je me trouvais. La réunion était silencieuse, quoique nombreuse, mais les Sardes sont peu babillards par nature ; le jour , ce qu'ils pourraient se raconter étant d'un médiocre intérêt, ils se taisent; mais le soir, ce qu'ils ne trouvaient pas la peine d'être raconté le matin, ils le chantent suivant le principe constaté par Figaro. Donc, n'ayant pas le bonheur d'entendre leur ramage, j'examinai leur plumage. Or, si j'adoptais le sys- tème des rapports de maître renard, j'aurais de leur ramage l'idée la plus avantageuse. Ce n'est pas que ces messieurs fus- sent bien mis, au contraire; leur costume était malpropre et dé- chiré, mais élégant et pittoresque. Des bonnets de laine pri- mitivement rouges ou bleus, mais passés au jaune et au vert