De Neuchâtel à Lyon

Un rarissime exemplaire des « Placards contre la messe » de 1534, est conservé au musée de l'Imprimerie

C'est dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, comme le rapportent les sources, que furent « attachés » en plusieurs lieux de Paris et de province, et ainsi largement diffusés, certains Articles veritables sur les horribles, grandz et importables abuz de la messe papalle, inventee directement contre la saincte Cene de Jesus-Christ, imprimés à Neuchâtel [note][Antoine Marcourt,] Articles veritables sur les horribles, grandz et importables abuz de la messe papalle, inventee directement contre la saincte Cene de Jesus-Christ, [Neuchâtel, 1534,] 2o, § 3.. Dénonçant « ce gros mot [de] Transubst[an]tiation » [note]La transsubstantiation est l'action par laquelle le pain et le vin sont convertis, au cours de la liturgie consécratoire, en corps et en sang du Christ., présidant à la célébration de l'eucharistie, ils déclenchent en France un important courant de persécutions contre les partisans de la Réforme, et tous ceux que le pouvoir suspecte d'hérésie. Ils compromettent durablement non seulement, dans le royaume, toute tentative de conciliation religieuse entre les fidèles de l'Église romaine et les tenants d'un certain réformisme religieux - prôné, à l'origine, au sein des cercles humanistes -, mais aussi le rapprochement de François Ier avec les princes allemands, contre l'empereur Charles Quint.

Plan scénographique de la ville de Lyon au XVIème siècle Lyon, Imp. fugère, 1872-1876. Fac-similé gravé sur cuivre par Dubouchet et Séon, publié par la Société de Topographie historique de Lyon (BM Lyon, Rés. 5074).

Au début du XVIème siècle, Lyon compte déjà 420 ateliers d'imprimeurs-éditeurs. Beaucoup sont installés rue Mercière, alors principal axe de communication de la cité.

Si les contemporains ne restèrent que peu de temps dans l'incertitude quant à la provenance et à l'auteur de ce pamphlet, les historiens ont longtemps été sans en connaître le texte original (et donc l'inventeur), tout en débattant la question. Ce n'est en effet qu'en 1943 qu'ont pu être reconstitués plusieurs exemplaires des fameux Placards, parmi lesquels celui que conserve aujourd'hui le musée de l'Imprimerie de Lyon. Aussi sommes-nous désormais en mesure de retracer les événements de 1534, sinon avec exactitude, du moins dans leur probable déroulement. Pour terminer, nous reviendrons sur les circonstances ayant présidé à la découverte des fragments originaux - l'un de ces heureux hasards rencontrés parfois par les conservateurs de bibliothèques -, avant l'acquisition de l'une de ces pièces par le musée de l'Imprimerie, lequel dépend de la Bibliothèque de Lyon.

Alors que les catholiques de l'époque se montrent prompts à voir dans les articles la plume de réformés français, ces derniers, qu'ils soient à l'intérieur ou hors du royaume, y reconnaissent rapidement une production des presses neuchâteloises, à l'instar d'Antoine Fromment :

[C]es placcartz [...] avoynt esté faict a Neufchastel en Suysse, par ung Antoine Marconod [sic] [note]Rectifié depuis en « Marcourt ». Voir Antoine Fromment, Les Actes et gestes merveilleux de la cité de Genève... [1554], éd. Gustave Revillion..

Page de titre du Livre des marchans fort utile à toutes Gens [...], par Antoine Marcourt Lyon, par Iean Pinart, c. 1562 (BM Lyon, Rés 805669)

Depuis la fin de l'année 1530, Antoine Marcourt est établi à Neuchâtel, où il a été appelé par le réformateur Guillaume Farel, pour prendre en charge le ministère de la nouvelle Église, en pleine expansion. Picard d'origine [note]Gabrielle Berthoud, Antoine Marcourt. Réformateur et pamphlétaire, du Livre des marchands aux Placards de 1534, Genève, Droz, 1973, p.3 (BM Lyon, B 000330).- ce qui en fait, curieuse coïncidence, un compatriote d'autres grands réformateurs tels Jean Calvin, Jacques Lefèvre d'Étaples ou encore Pierre Robert, plus connu sous le surnom d'Olivetan -, il a séjourné auparavant à Lyon ; détail qui n'a pas manqué, d'ailleurs, d'entretenir dans l'historiographie une méprise sur son origine, dite « lyonnaise ». C'est probablement là qu'il fait la connaissance de l'imprimeur Pierre de Vingle, installé en la cité rhodanienne depuis 1525 [note]Louis-Édouard Roulet, « 1533 ou le temps des défis », dans Aspects du livre neuchâtelois [colloque, Neuchâtel, 1983], éd. Jacques Rychner, Michel Schlup, Neuchâtel, 1986, p. 6.. Ce dernier, après un court séjour à Genève, rejoint finalement lui aussi Neuchâtel (1533), l'une des rares villes (avec Bâle) où l'on puisse alors, sans risque, imprimer en français des livres dits luthériens. Dès le 22 août 1533, Marcourt fournit à l'ancien Lyonnais son premier manuscrit, le Livre des marchans, une satire de la vénalité des prêtres. C'est donc assez naturellement que les deux hommes poursuivent leur collaboration pour la publication, entre autres ouvrages, des Placards, l'année suivante. En 1535, Pierre de Vingle imprime également la « Bible d'Olivetan », première traduction en langue française du texte sacré, désormais accessible aux réformés du royaume.

Placard contre le messe, 1534. Ce placard que l'on répandit à profusion dans tout Paris au cours de la nuit du 17 au 18 octobre peut être considéré comme le point de départ des persécutions exercées contre les protestants en France (Prod 3)

Sans revenir sur les débats longtemps entretenus par l'absence de tout original des articles de 1534, rappelons simplement que la seule version « supposée telle » du texte fut, jusqu'au siècle dernier, la copie présentée par Jean Crespin dans ses Actes des martyrs, à partir de 1564 [note]Jean Crespin, Actes des martyrs..., s.l., 1564, 2o, pp. 128-131 (Paris, Bibliothèque de la Société de l'histoire du Protestantisme français, Rés.-336).. Plus longue que l'original, elle a nourri le doute sur la collaboration de Marcourt avec un autre pasteur neuchâtelois, Pierre Viret. Quoi qu'il en soit, les autres écrits contemporains de Marcourt, connus avec certitude, du Livre des marchans à la Déclaration de la messe, en passant par le Petit Traicté tres utile et salutaire de la saincte eucharistie, reprennent les thèmes d'inspiration zwinglienne [note]Ulric Zwingli (1484-1831), réformateur suisse, d'abord influencé par l'humanisme d'Erasme, il adhère ensuite à la réforme, qu'il introduit à Zurich. Rejetant toutes cérémonies extérieures du culte, il entre en conflit avec Luther, et trouve la mort à la bataille de Kappel, livrée contre les cantons suisses restés catholiques., que l'on retrouve dans les articles contre la messe. Ils la considèrent, notamment la Cène, comme une simple commémoration, et nient tout phénomène de transsubstantiation dans la communion eucharistique.

Sur la porte de la chambre du roi

Soucieux d'offrir l'audience la plus large à ce pamphlet d'un stil trenchant et foudroyant [note]J. Crespin, op. cit., p. 128., Antoine Marcourt ne pouvait mieux choisir qu'un placard comme support pour ses articles, lesquelz articles [il] desire estre publiez et attachez par tous les lieux publicques de la terre. [note]Extrait du Petit Traicté tres utile et salutaire de la saincte eucharistie, Neuchâtel, 1534, petit 8o ; cité par G. Berthoud, op. cit., p. 174. Ceux-ci se présentent sous la forme d'un folio de 37x25 cm (le texte n'occupant qu'environ 28x24 cm), imprimé chez Pierre de Vingle. Malgré la densité de la composition, en caractères gothiques, la lecture est facilitée par une juste disposition du texte et un plan rigoureux en six parties : titre, puis préambule, que suivent les quatre articles en paragraphes bien individualisés - premièrement, secondement, tiercement, quartement [note]Cf. infra..

Comme le souligne James Guinchard, la typographie des Placards de 1534 ne laisse aucun doute sur les presses ici à l'oeuvre, celles de Pierre de Vingle. On retrouve en effet les quatre types de gothique habituellement utilisés par cet imprimeur, sans guère d'ornementation, un gros caractère pour la première ligne de titre, deux autres pour le texte, le plus grand utilisé aussi pour les titres et un corps plus petit pour les citations, notes et manchettes. Il utilise aussi à plusieurs reprises des F pour indiquer certains passages saillants. [note]James Guinchard, L'Introduction de l'imprimerie à Neuchâtel et Pierre de Vingle. 1533, Neuchâtel, 1933, p. 10 (BM Lyon, 452491). Vu l'émotion suscitée par la découverte des Placards, au matin du dimanche 18 octobre 1534, on peut penser que, selon le voeu de leur auteur, ils ont été apposés en nombre d'endroits, « dans Paris et en plusieurs aultres lieux de France », comme le rapporte Antoine Fromment [note]A. Fromment, Les Actes et gestes..., pp. 247-248.. Le roi en découvre même sur la porte de sa chambre, en sa résidence d'Amboise, et jusqu'en la tasche [= la pochette] où il mettoit son mouchouer [note]Extrait de Simon Fontaine, Histoire catholique de nostre temps..., Paris, chez Guillaume Iullien, 1562, 8o, fol. 188 (BM Lyon, B 498584) ; cité par G. Berthoud, op. cit., p.181.! D'autres sources font état d'un affichage de ces mêmes Placards à Orléans, Blois, Tours, voire Rouen, sans que l'on puisse toujours distinguer le récit authentique d'un témoin oculaire de la simple rumeur, vite répandue par le scandale. Jean Crespin, en 1564, parle même de petits livrets, pour semer [les articles] par les rues de toutes parts. [note]J. Crespin, op. cit., p. 128. Mais on a vu déjà combien sa relation des faits pouvait être sujette à caution.

Page de titre de La Bible Qui est toute la Saincte escripture..Neufchatel, Par Pierre de Vingle [4 juin 1535] (BM Lyon, Rés 23748)

La réaction du pouvoir ne se fait pas attendre, qui ordonne de poursuivre avec acharnement les hérétiques. Dès le 22 octobre est également organisée à Paris une procession solennelle jusqu'à Notre-Dame, où est célébrée une grand-messe. D'autres manifestations expiatoires ont lieu la même semaine, dans chaque paroisse, tandis que le climat est à la délation : le 13 novembre est ainsi dressé le bûcher de

Berthelot Mylon, dict le Paralitique, jeune homme perclus de tous ses membres, excepté des bras et de la langue, mais d'une ferveur admirable, voire aux plus grands ennemis de la verité.
[note]J. Crespin, Le Livre des martyrs..., pp. 633-634. La violence de la répression pousse certaines familles à s'exiler dans des villes ou en d'autres lieux plus favorables à la Réforme, comme Bâle, Strasbourg, Ferrare, Neuchâtel, voire l'Angleterre. François Ier multiplie les mesures politiques, créant notamment une commission spéciale chargée d'examiner les procès d'hérésie (fin 1534). À la suite de la diffusion de nouveaux traités hérétiques, le 13 janvier 1535, au nombre desquels figure le Petit Traicté tres utile et salutaire de la saincte eucharistie d'Antoine Marcourt (sorti des presses de Pierre de Vingle le 16 novembre précédent), le roi décide d'interdire jusqu'à nouvel ordre l'impression de tout nouvel ouvrage dans le royaume. Décision inapplicable, en vérité, qui laisse cependant transparaître l'agacement d'un souverain jusqu'alors plutôt tolérant à l'égard des idées nouvelles des réformistes. Depuis l'été 1534, en effet, ont été engagés, par l'intermédiaire de Guillaume du Bellay, des pourparlers avec les princes allemands favorables à la Réforme, en vue d'un rapprochement permettant de contrer la puissance impériale.

Un affichage inopportun

Ce n'est qu'en 1943, grâce à l'invention de Hans Bloesch [note]Hans Bloesch, « Un original des Placards d'Antoine Marcourt de 1534 », dans Musée neuchâtelois, no 4, 1943, pp. 99-104., alors directeur de la Bibliothèque de Berne, que les travaux sur la genèse et l'auteur du texte se sont trouvés enrichis d'une source indispensable, le texte original, levant ainsi le voile sur bon nombre d'interrogations demeurées jusque-là sans réponse définitive [note]On se reportera avec fruit à la publication des travaux de G. Berthoud, op. cit. (BM Lyon, B 000330).. Le conservateur a en effet l'heur de découvrir des fragments des articles, conservés jusque-là dans une reliure des oeuvres de Galien (Claudii Galeni Opera, Bâle, Cratander, 1531). Des exemplaires sont ainsi reconstitués, puis offerts dès 1944 à des bibliothèques à Neuchâtel (BPU, ZU 292), Genève (BPU, Bc 3513 Rés.), ainsi qu'au musée Jean-Calvin de Noyon. Un premier exemplaire a été acquis par la Bibliothèque nationale de France, à Paris, en 1957 (D2-453), tandis qu'un second y est conservé sous la forme d'une épreuve photographique (D2-454). L'exemplaire lyonnais, d'abord offert à la Bibliothèque de Strasbourg, a été impliqué dans un échange, et finalement acquis au début des années 1960, par le musée de l'Imprimerie. La Bibliothèque de Berne conserve, enfin, trois exemplaires (AD fol. 62).

Page de titre de l'Histoire catholique de nostre temps [...], par Simon Fontaine Paris, chez Guillaume Iullien, 1562 (BM Lyon, B 498584)

L'affichage des « Placards contre la messe » apparaît ainsi à beaucoup, dont nombre de réformés eux-mêmes, comme particulièrement inopportun, dans un contexte où l'équilibre politico-religieux est loin d'être assuré. La violence de la répression, tout en accélérant la dispersion de l'Église réformée parisienne, renforce, chez les plus convaincus, la foi prônée par les martyrs. Néanmoins, à défaut de voir dans cet épisode l'échec de la Réforme en France, on ne peut que constater l'inévitable transformation qu'elle doit s'imposer : si certains évangéliques choisissent l'exil, d'autres se voient obligés de se cantonner dans des positions plus modérées.

A travers cet épisode, enfin, la place lyonnaise se révèle de nouveau, si l'on en doutait encore, un centre culturel et religieux du royaume en pleine vitalité au XVIe siècle - contestant volontiers l'hégémonie parisienne -, ainsi qu'une porte toujours ouverte vers des terres plus accueillantes aux courants réformistes, voire suspectés d'hérésie par le pouvoir royal. Il était donc légitime que la cité rhodanienne pût témoigner symboliquement, par la présence en son musée de l'Imprimerie, de l'un des rares exemplaires des Placards connus à ce jour, et même à plusieurs siècles de distance, de ce bouillonnement d'idées dont elle fut le berceau.