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Définir l'identité culturelle d'une cité

Ce numéro de Gryphe comprend deux parties, distinctes certes, mais qui ont une profonde unité. Il constitue, d'une part, le catalogue d'une exposition intitulée « Sociabilité érudite : la Société historique, archéologique et littéraire. 1807-2007 » destinée à célébrer, avec d'autres manifestations, le bicentenaire de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon. On y trouve donc les notices des panneaux et des vitrines d'une exposition, par définition éphémère, mais dont il faut conserver la mémoire. On pourra ainsi avoir une trace durable de la présentation qui est faite des hommes, des activités et des actions, de la sociabilité de la plus ancienne, après l'Académie, des sociétés savantes de Lyon.

Cette livraison comporte, d'autre part, six articles consacrés à des figures d'érudits lyonnais, étudiés dans leurs œuvres intellectuelles, mais aussi dans leur vie publique, voire également à table, ainsi qu'au rôle que la SHALL a eu dans l'édition de revues historiques et qu'à ses liens avec la Société de topographie historique. Dès lors, l'unité de ce numéro apparaît clairement : elle réside dans une réflexion sur le rôle des sociétés savantes dans la cité. Sans doute, le terme de société savante, qui date des années 1830, peut paraître désuet et leur rôle limité. Et pourtant... Le rôle des sociétés savantes demeure important dans la recherche, et dans le cas qui nous retient ici particulièrement, dans la recherche historique et archéologique. Archéologie et sociétés savantes sont liées dès le début du XIXe siècle. Quelque 230 sociétés savantes françaises ont un lien avec l'archéologie et une centaine possède des collections. Dès la fin des années 1960, de grandes villes s'engagent dans des restructurations souvent destructrices et des sociétés savantes évitent parfois le pire et, en tout cas, font reconnaître les vestiges archéologiques au rang d'éléments patrimoniaux. Ainsi naît l'archéologie préventive, bientôt professionnalisée, ce qui peut restreindre le rôle des amateurs s'ils n'obtiennent pas un agrément. Mais il reste aux sociétés à valoriser leurs fonds et à collaborer à la confection de la carte archéologique. Le lien des sociétés savantes avec l'histoire demeure plus vif encore. Cela tient d'abord au fait que les archives sont ouvertes avec la même générosité à l'historien amateur qu'à l'historien de métier. Dans la plupart des autres sciences, l'accès aux matériaux n'est qu'aux mains des professionnels ! Beaucoup de revues de sociétés savantes ouvrent leurs colonnes aux deux types d'historiens et elles présentent souvent l'avantage de publier des documents d'archives privées plus difficilement accessibles. Sans doute l'érudit local, parfois confondu avec l'amateur de généalogies, peut-il s'enfermer en un lieu, sans tenir compte des évolutions historiques. Mais le véritable historien local sait replacer ses découvertes dans un contexte plus vaste et ses travaux sont parfois irremplaçables pour la connaissance des « pays » qui furent si fondamentaux dans la vie de l'ancienne France. A ce titre, les sociétés savantes sont toujours à consulter lorsque la cartographie et l'histoire nationales d'un phénomène sont en chantier. Et les historiens de métier, même s'ils sont engagés dans de multiples séminaires, contrats de recherche programmée... ne sauraient les négliger.

Les fonds d'archives des sociétés savantes sont souvent de première importance. Ils sont d'abord constitués par les archives propres, générées par les activités des sociétés. Celles-ci sont évidemment précieuses pour l'histoire de la sociabilité érudite comme le Bicentenaire de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon, Lyon, 2007, dirigé par Paul Feuga, vient encore de le montrer. Mais beaucoup de sociétés savantes ont aussi constitué des collections d'autographes, de documents relatifs à l'histoire locale. Les collections, remontant au XVIIIe siècle, sont devenues propriété de la nation et se retrouvent dans les bibliothèques publiques lorsqu'elles n'ont pas été restituées par les régimes du début du XIXe siècle. Mais, surtout après 1850, le goût des recherches historiques aidant, achats, mais aussi dons et legs d'objets, de vestiges archéologiques et de documents manuscrits ou imprimés viennent constituer un patrimoine documentaire. L'émulation entre les membres, la connaissance des familles susceptibles de laisser des documents pour l'histoire et, disons-le, une forme de patriotisme local, jouent leur rôle. Il s'agit, le plus souvent, d'archives privées, et on ne peut que saluer ici l'action des sociétés, car jusqu'au lendemain de la Libération, les Archives de France se sont peu intéressées à la collecte de telles archives. A défaut de pouvoir toujours conserver des archives, les sociétés les ont aussi publiées. Revers d'un tel zèle : il est arrivé que les sociétés savantes collectionnent aussi des documents relevant des archives publiques, minutes notariales et registres paroissiaux notamment ! Ces dérives, la légitime revendication de réintégration de documents publics présentée par les directeurs des dépôts départementaux ont, bien entendu, suscité des tensions. Cependant le rôle des archivistes au sein des sociétés des chefs-lieux de départements a apaisé les conflits, plus délicats à gérer lorsque la société savante était hors du chef-lieu, loin du représentant de la puissance publique. La politique archivistique, le développement des services départementaux d'archives font qu'il s'agit maintenant plus de partenariat que de conflits, d'autant que les sociétés n'ont pas toujours les moyens matériels de gérer et de communiquer leurs documents. Proche de nous, une partie des archives de la Diana, à Montbrison, est devenue une antenne des Archives départementales de la Loire, collaborant ainsi au service public.

Les sociétés savantes contribuent fortement à définir l'identité culturelle d'une région. Si les sociétés savantes possèdent des fonds documentaires, elles le doivent au souci d'illustrer l'histoire du « pays ». Ce lien, toujours pérenne, remonte aux origines -mêmes des associations. A partir du milieu du XVIIe siècle, alors que la centralisation monarchique s'affermit, le mot de province prend une connotation péjorative. Les dictionnaires expliquent que l'adjectif « provincial » est pris « en mauvaise part », que « l'air de province...n'est pas l'air du beau monde ». C'est en réaction à ces jugements que les élites locales se groupent dans des académies de province. La diffusion, à partir de 1761, des sociétés d'agriculture dotées de « bureaux secondaires » dans les petites villes, la naissance d'autres sociétés scientifiques, artistiques ou littéraires font qu'à la veille de la Révolution, s'il y a une dizaine d'académies à Paris il y a, en province, une centaine de compagnies savantes qui défendent le patrimoine culturel de leur « pays ». Il n'est donc pas étonnant qu'un décret de la Convention supprime, le 8 avril 1793, « toutes académies et sociétés littéraires patentées ». La centralisation jacobine relayait celle de la monarchie. Le Directoire et l'Empire firent renaître nombre de sociétés et, surtout, le Second Empire (Napoléon III s'intéresse personnellement aux fouilles d'Alésia !) et la Troisième République voient se multiplier ces sociétés qui prospèrent avant même la loi de 1901 et qui atteignent en province le nombre de 800 environ vers 1930. A la veille de la crise économique, certaines grandes villes peuvent compter de 20 à 30 sociétés de ce type. Ajoutons qu'assez vite un souci de fédérer ces sociétés pour les faire travailler en commun se fait jour. Arcisse de Caumont (1801-1873), gentilhomme normand, réussit à faire vivre un Institut des provinces qui anime, notamment par un congrès annuel, un réseau national des sociétés savantes. Cette affirmation des identités provinciales inquiète quelque peu le pouvoir central et, en 1834, Guizot y répond par la nomination d'un inspecteur des Monuments historiques (Mérimée) et par la création d'un comité ministériel, première forme de l'actuel Comité des Travaux historiques et scientifiques, qui lui aussi organise un' congrès annuel ! Ce temps de la concurrence, sinon du conflit, s'estompa vite, en dépit même de la création de sociétés linguistiques ( le Félibrige en 1854 ! ) qui auraient pu apparaître plus dangereuses au pouvoir central. Ainsi les sociétés se sont-elles imposées comme des « expressions culturelles des provinces » pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Chaline, historien reconnu des sociétés savantes. A ce titre, elles ont un devoir de proposition auprès des pouvoirs publics. On peut, par exemple, plaider une meilleure visibilité de la création à Lyon, au logis de La Guillotière, de la première école vétérinaire du monde en 1762. Les sociétés savantes ont aussi un devoir d'animation culturelle. L'exposition du bicentenaire de la SHALL en est un exemple, dont ce numéro de Gryphe assurera un souvenir durable [note]A lire également : Bicentenaire de la Société Historique, Archéologique et Littéraire de Lyon : 1807-2007, numéro spécial du bulletin de la Société, Lyon, 2007, 30 euros.