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        LA VIE ET LES OPINIONS DE CHRISTOPHLE DE GAMON               17

purement sensuelle à la grandeur morale d'une pensée ou à l'énergie
virile d'un sentiment. Les vers lui paraissaient la langue de l'enfance
des peuples; la prose, la langue de la maturité. Je crois maintenant
qu'il sentait juste. La poésie n'est pas dans cette vaine sonorité des
vers. Elle est dans l'idée, dans le sentiment et dans l'image, cette
trinité de la parole qui la change en verbe humain. Les versificateurs
diront que je blasphème, les vrais poètes sentiront que j'ai raison.
Changer la parole en musique, ce n'est pas la perfectionner, c'est
la matérialiser. »

   On dirait que Lamartine prévoyait certain dévergondage prétendu
poétique de nos jours, et son abbé Dumont ouvrirait certainement
de grands yeux, en voyant aujourd'hui une critique par trop indul-
gente traiter de poètes les jongleurs de mots, les ciseleurs de phrases,
et pardonner à la parole écrite, à cause de la musique qu'elle peut
contenir, non seulement la plus complète absence de sentiments et
d'idées, mais même les plus démoralisantes inepties.
   Tandis que le versificateur moderne en est réduit à tirer des
pétards pour forcer l'attention, les anciens poètes nous intéressent
encore, malgré leur enflure et leurs imperfections de tout genre,
grâce au rôle qu'ils ont joué dans notre histoire littéraire et en
quelque sorte au parfum archéologique qui se dégage de leurs
œuvres. Quand on ne les aime pas pour de réelles qualités, on les
aime au moins comme le lierre sur les vieux murs. La plupart ont,
d'ailleurs, l'enthousiasme et la candeur, c'est-à-dire les plus pré-
cieuses conditions poétiques qui sont interdites, de par les progrès
mêmes de notre civilisation, aux modernes sectateurs des Muses.
L'espèce de renaissance poétique qui a eu lieu après le premier
Empire tient surtout à ce que la génération lettrée d'alors s'était
retrempée aux sources vives de nos anciens poètes. Les noms de
Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, sont restés justement
célèbres. Mais combien se restreint, chaque jour, le cercle de leurs
admirateurs! Qui se passionnerait aujourd'hui pour la grande
querelle des classiques et des romantiques? Où sont les neiges
d'antan?
          N» 55. - Juillet 188)..                         2