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                   UNE PAGE DE MEMOIRES                             105
grands journalistes viveurs. Qui encore? Aubrjet tout fringant,
épris d'élégance, Nous l'avons enterré l'autre jour.
   Tous boulevardiers, correctement mis, parlant louis et filles,
Quant à Jacottet, il me donnait toujours rendez-vous vers 3 heu-
res du matin à la Maison-d'Or; on causerait affaires, on signerait
le traité sur un coin de table, c'était sa manière. Farceur ! est-ce
que je savais seulement où se trouve la Maison-d'Or?
   Ces courses folles m'exténuaient; mais au retour, mon brave
frère me redonnait toujours un peu de courage.
   Un soir, grande nouvelle et grande joie à l'hôtel de la rue de
Tournon ! h' Assemblée nationale, journal légitimiste, voulait bien
essayer de moi comme chroniqueur. J'écris ma première chroni-
que, avec quel amour, on l'imagine! J'en soignaijusqu'à l'écriture.
Je la porte au journal, on la lit, elle plaît; la voilà expédiée à
l'imprimerie. Frémissant, j'attends le premier numéro dans ma
chambre. Patatras! Paris s'effare : des Italiens ont essayé de tuer
l'empereur. La terreur, le silence à l'ordre du jour, plus de jour-
naux. L'Assemblée nationale supprimée. Les bombes Orsini
avaient fait sauter ma chronique.
   Je ne me tuai pas, mais je songeai au suicide.
   Le ciel pourtant allait avoir pitié de ma misère. J'avais, tout près,
à ma portée, l'éditeur que j'étais allé chercher si loin. C'était le
libraire Tardieu, ayant boutique rue de Tournon. Il écrivait un peu
lui-même et avait obtenu des succès avec quelques volumes :
Mignon, Pour une épingle, d'une sentimentalité honnête, roses
de style et de couverture. Je fis connaissance avec lui en flânant
devant mon hôtel un soir qu'il prenait le frais sur sa porte. Un peu
en qualité de voisin, il m'édita mes Amoureuses. Le titre était
plaisant, la couverture galante. Quelques journaux parlèrent de
mon livre et de moi. Plus de timidité, je me sentais enfin quel-
qu'un; j'allais sous les galeries de TOdéon impudemment m'infor-
 mer comment allait la vente..., et je crois même qu'un jour j'osai
 parler à Jules Vallès ! J'étais lancé.
                                           ALPHONSE DAUDET.