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D'UN VIEUX GROGNARD 63
bouquet du Tanargue, au moins celles que je pus trouver
dans le pays. La fosse entière fut bordée de myosotis ; une
personne de confiance se chargea d'entretenir ce bouquet
vivant et j'ai toujours veillé à l'exécution de ce pieux devoir.
La religion, neveu, est la philosophie de celui qui souffre.
Je puisai en elle une résignation que les arguments les plus
savants eussent été impuissants à me procurer. Je priai avec
ardeur la vierge qui avait quitté ce monde en pensant à moi
et qui avait voulu me servir d'ange gardien. Je baisai la
terre qui recouvrait son corps, en promettant de la rejoindre
bientôt au pays des affections éternelles.
Voilà , neveu, mon histoire. Nous avons tous dans notre
existence un clou qui fixe la destinée, une impulsion déci-
sive qui en détermine la direction. Le souvenir de Jeanne
la Morte a dominé ma vie. Mes compagnons d'armes s'éton-
naient d'une sauvagerie rare à mon âge et d'une bravoure
qui dépassait les bornes du devoir militaire : ils ne savaient
pas que je voyais Jeanne dans mon âme et que je voulais
hâter le moment de notre réunion. Ce sentiment subit sans
doute plus tard quelque transformation ; il finit par atteindre
le calme que le temps seul amène, mais sans rien perdre de
sa force. La gracieuse image de Jeanne, après m'avoir suivi
dans toute ma carrière militaire, n'a pas voulu m'aban-
donner et je la vois encore, comme un brillant feu follet,
illuminant le crépuscule de la mystérieuse nuit où je vais
bientôt m'endormir.
Voilà , dit mon oncle en terminant, et comme s'il s'effor-
çait de se plaisanter lui-même, une singulière histoire pour
un vieux soldat.
A. MAZON.