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                   D'UN VIEUX GROGNARD                     45
   Bientôt chacun de nous se fit, avec de la paille ou du
foin, un lit dans la mangeoire et s'y étendit pour dormir.
Le Grand-Pâtre seul resta assis en face de ses bêtes qui,
dit-on, cessaient d'être sous son influence dès qu'il les per-
dait de vue. Il était habitué à reposer dans cette attitude et
on ne l'avait jamais vu étendre ses membres fatigués.
   Notre guide s'endormit le premier et ses ronflements
cadencés prouvèrent qu'il y allait de tout son cœur.
   — Est-ce que vous dormez aussi ? me dit alors le chas-
seur, en se levant sur son séant.
   — Comment le pourrais-je avec un temps pareil? — et,
d'ailleurs, j'ai charge d'âmes.
   — Eh bien! écoutez ce que je vais dire au Grand-Pâtre.
   Et, s'asseyant comme ce dernier sur la mangeoire, le
chasseur, s'adressant au sorcier, parla ainsi :

   — Voilà plus de vingt ans, vénérable guérisseur, que
nous nous rencontrons sur le Tanargue. Chaque fois, je
t'ai parlé et j'ai vainement essayé d'obtenir une réponse.
D'autres ont inventé le proverbe que la parole est d'argent
et le silence d'or, mais tu es le premier certainement à
l'avoir obstinément appliqué. Tu as peut-être raison :
l'homme qui, pour se mettre complètement en dehors des
sottises humaines, se condamne à vivre sur les hauteurs
inhabitables et se retranche lui-même la parole, est proba-
blement le vrai sage. Seulement, tout le monde n'est pas
en état de l'imiter, et nous, qui sommes forcés de hurler
avec les loups des villes et des villages, souvent plus mé-
chants que ceux du Tanargue, nous voudrions bien rece-
voir d'un philosophe tel que toi un bon conseil. Veux-tu
 nous le donner ?
   Le Grand-Pâtre n'avait pas bougé. Il me sembla cepen-