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SS chaque instant il change de point de vue, à mesure qu'il tourne autour du paysage, qui pourtant est toujours le mê- me : il peut, à des moments divers, en tracer vingt ima- ges, toutes semblables au modèle, toutes différentes l'une de l'autre. Le fleuve, c'est le temps ; l'homme qu'il entraîne c'est le poète ; le paysage immobile, c'est la nature mo- rale et ses lois éternelles. Mais tant qu'un point de vue nouveau ne s'est point dé- voilé, tant que la société n'est pas en présence de nouvel- les croyances, que voulez-vous que fasse le poète ? Répé- tera-t-il, écho vulgaire, les chants de ses prédécesseurs ? Quand il réussirait à en égaler la perfection, il ne serait certainement pas goûté de ses contemporains. La société sent qu'elle est faite pour marcher : elle ne veut pas que ses artistes restent stationnaires ; elle se fâche contre eux, quand elle n'est pas contente d'elle ; elle casse son miroir quand elle s'y voit vieille. Et l'on répète partout : le public veut à tout prix du neuf: alors les poètes font comme les organes de la publicité, qui créent des nouvelles quand ils n'en ont pas, les poètes font du neuf avant que les événe- ments en aient fait; ils sortent du vrai, du beau et tombent dans le faux, le monstrueux ou l'absurde. C'est ce qui arriva du temps d'Ausone. Mais si l'huma- nité offrait alors â l'écrivain peu de types à peindre, elle lui inspirait peu de sentiments à exprimer. L'amour de l'humanité^ cette vertu céleste qui, sous les noms de charité et de philosophie, devait faire du genre humain une seule nation, n'avait encore embrasé que quel- ques âmes d'élite ; l'amour de la patrie, celte humanité res- treinte, cette idole de l'ancien monde, était tombé avec la liberté. Restaient donc les sentiments individuels—ou l'é- goïsme étouffant toute inspiration généreuse entre ses bras secs et sa froide poitrine — ou les relations intimes de la famille, de l'amitié, capables de produire encore quelques ouvrages touchants; si un faux goût ne détournait pas les