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    Causerie

    Lyon, 2 février.

    Une courte note publiée dans un journal parisien, sur la santé de cet homme désormais illustre qui s'appelle Vacher, est venue apporter aux foules assoiffées de nouvelles sensationnelles une diversion opportune aux fastidieux détails de l'« Affaire ». Inutile n'est-ce pas de la désigner d'une façon plus précise ? Mais l'émotion s'est vite calmée à la suite des rectifications venues de Lyon. Qu'on se rassure. Le sympathique pensionnaire de St-Paul se porte bien. Ceux qui l'ont pu voir tout récemment peuvent affirmer que ce précieux échantillon de la bête humaine ne court aucun danger d'être ravi, par la mort naturelle, à l'admiration des amateurs de cour d'assises.

    Je l'ai vu aujourd'hui même, par un rare privilège dont je ressens tout le prix. C'est bien la face brutale,convulsée par des tics de la bouche et des joues, reproduite dans les feuilles illustrées. Vêtu du complet en velours marron qu'il portait dans ses voyages d'agrément à travers la France, le front couronné comme par un diadème dérisoire du légendaire bonnet à poils blancs, d'un blanc immaculé qui illumine curieusement ce visage bronzé et noir-velu, Vacher dans sa cellule laisse l'impression d'un fauve pris au piège. Assez calme en apparence, on sent les efforts intérieurs qu'il déploie pour ne pas donner prise aux investigations de ses visiteurs. A peine si, par instants, un éclair fugitif et féroce vient illuminer ses yeux gris.

    Je ne suis pas à ma place ici, nous dit-il d'un ton posé ; un innocent comme moi ne doit pas rester avec un criminel comme celui-là, — et il désigne d'un coup d'oeil le pacifique « mouton » qui lui est un compagnon imposé, — car je suis innocent. Etant jeune, j ' ai été mordu par un chien enragé qui m'a rendu fou. C'est là-dessus qu'on m'a enfermé une première fois dans un asile. Pourquoi les médecins m'ont-ils laissé partir ? Ils n'ont donc rien vu au mal qui m'a poussé malgré moi à faire ce que j'ai fait une fois libre ? Car ce n'est pas moi qui ai tué, c'est la Providence... Oui la Providence, qui, par mon intermédiaire, a voulu répandre sa colère. Je suis donc innocent. N'est-ce pas une honte de penser que ma chère famille me croit coupable ! Je ne veux plus rester dans une prison. Tant qu'on ne m'aura pas transféré dans un asile, je ne mangerai pas. Et tenez, il y a huit jours que je n'ai rien pris. Et ce qui prouve bien que la Providence est avec moi c'est que, malgré le jeûne, je suis toujours fort... »

    Et là-dessus Vacher saisit la chaise en bois de sa cellule et l'élève à bout de bras : Vous n'en feriez pas autant, dit-il, car la Providence n'est pas en vous ! C'est fini. Je ne mangerai plus. Ma place n'est pas ici !

    Mais ce que le « providentiel » détenu n'ajoute pas, c'est qu'il mange en cachette. Il s'imagine ainsi tromper les médecins, et les convaincre de sa folie sur laquelle ils paraissent aujourd'hui plutôt sceptiques. Le tueur de bergers apparaît bien, en effet, comme un simulateur habile ; tous ses actes, toutes ses paroles sont concertés avec esprit de suite, pour faire croire au roman de folie mystique qu'il a construit dans le but de sauver sa tête.

    Cric, crac, un tour de clef, la porte bardée de fer qui se ferme avec bruit dans le long corridor sonore de la galerie cellulaire ; je donne un dernier regard par le judas au bonnet blanc et à la gueule tordue du nouveau Dumollard et, quelques pas plus loin, c'est le réduit d'Elsinger, le gracié d'hier.

    Celui-là crève de santé. Il est rose, il est gras, un sourire luit dans ses yeux et sa bouche s'épanouit. On sent une joie immense qui emporte tout, et le remords du passé et l'effroi du bagne éternel, dans la certitude de la guillotine évitée. Comment croire que cet adolescent fleuri a commis l'horrible assassinat que l'on sait ? Oui, car il y a les mains, — des abatis énormes, — avec un pouce révélateur. Manié par ces mains-là, on comprend que le surin a pu tuer du coup le malheureux bijoutier...

    Oui, oui, je suis bien content, dit avec béatitude le joli jeune homme, en remuant plusieurs fois sa tête de droite à gauche, comme pour s'assurer qu'elle est bien encore sur ses épaules...

    Ah ! que Vacher, — si certain qu'il soit d'être resté du dernier bien avec la Providence, — voudrait pouvoir, lui aussi, coiffer son bonnet éclatant, avec une pareille tranquillité pour sa tête !

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