Le clergé et les beaux livres

Manuscrits et mécènes ecclésiastiques à Lyon, vers l'an 1500

Page Calligraphiée par Henry de Beaujardin pour un Missel à l'usage de Lyon commandé par Jean Machard 1491 (BM Lyon, Ms 5129, f. 139)

Si Lyon est connu comme haut lieu de l'imprimerie française naissante, on ignore souvent que l'art de l'enluminure y fleurit aussi au début de la Renaissance. En effet, à l'essor de la ville comme centre commercial et politique, correspond une croissance dans le mécénat du livre de luxe, le plus souvent manuscrit, tant dans les milieux laïques qu'ecclésiastiques. La Bibliothèque possède encore des volumes qui reflètent en particulier la demande du clergé pour ce genre d'oeuvres [note]Ce sujet a été traité par l'auteur dans Jean Machard and Guichard de Rovedis : Clerical Patrons and Their Manuscripts in Lyons around 1500, Viator, n° 27, 1996, pp.189-214..

Parmi les livres liturgiques de la collection, un grand missel manuscrit (Ms. 5129) présente un intérêt particulier. Un long colophon à la dernière page nous renseigne sur l'identité du mécène, un dénommé Jean Machard, de Bourg-en-Bresse, licencié en droit, sacristain et chanoine de Saint-Paul de Lyon et curé de Bourg-en-Bresse, qui fit écrire le livre et le fit enluminer à ses frais à Lyon, en 1491. Le scribe s'identifie aussi lui-même comme Henri de Beaujardin, originaire du diocèse d'Amiens, habitant Varambon en Bresse. Jean Machard nous est connu par des documents d'archives : issu d'une famille aisée de marchands bressans, il possédait, outre les bénéfices dûs à sa position, une importante fortune personnelle qui lui permettait de satisfaire son goût des belles choses. A la collégiale Saint-Paul, il fit construire et dota une chapelle richement ornée, dédiée à Notre-Dame-de-Grâce (aujourd'hui la chapelle de Saint François-Xavier). Son testament, conservé aux Archives départementales du Rhône, contient une liste de vêtements et d'instruments liturgiques, d'oeuvres d'art et d'autres objets précieux légués à la chapelle où devait avoir lieu une messe commémorative chaque vendredi en son honneur [note]Albert Guigue, "Inventaire du mobilier de la chapelle Notre-Dame-de-Grâce à Saint-Paul de Lyon (1519)", Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques (1918), pp. 91--108. . En tête de cette liste figure notre missel, soigneusement décrit. On comprend que cet ouvrage était le plus précieux de tous les objets cités. Il coûta en effet à Machard quatre-vingt-dix écus d'or, une véritable fortune à l'époque.

Hélas, les plus importantes enluminures du missel furent découpées par un "amateur" d'une époque postérieure. Mais la beauté du volume transparaît encore, et tout d'abourd celle de la calligraphie. L'écriture gothique de Beaujardin est parfaite dans ses proportions, dans sa régularité, dans l'acuité de ses lignes. De gracieuses fioritures ornent par endroits le texte, et les pages de plainchant figurent de gracieuses lettrines décorées à la plume (fig. 1). Il semble que Jean Marchard embaucha Henri de Beaujardin non seulement parce qu'il habitait sa Bresse natale, mais parce qu'il était un scribe exceptionnel, sans doute le meilleur de la région. Les encres de couleur coûteuses et l'or châtoyant du calendrier, des rubriques et des initiales filigranées rehaussèrent encore la splendeur du manuscrit en même temps que son prix.

"Devise de Jean Machard". Les mots "vostre" et "viteur" encadrent le dessin d'un cerf (d'où Vostre [cerf] viteur) , Missel à l'usage de Lyon commandé par Jean Machard, 1491 (BM Lyon, Ms 5129, f.237, détail)

L'enluminure principale, dont il subsiste quelques initiales et des bordures aux armes de Machard (d'azur à la bande de gueules, chargée de trois besans d'or), est l'oeuvre de deux peintres qui y travaillèrent consécutivement. Le premier dessinait des rinceaux d'acanthe charnus et lourds et animait son travail de charmants petits animaux cernés d'un trait noir. Le second favorisait des plantes plus légères et fines. On distingue facilement leurs deux styles en comparant le traitement de la devise de Jean Machard, une banderolle inscrite "Vostre serviteur" où la syllabe "ser" est remplacée par l'image d'un cerf (figs 2, 3).

Nous connaissons plusieurs autres manuscrits copiés par Henri de Beaujardin. On reconnaît sa main dans un second missel à la Bibliothèque municipale de Lyon (ms. 1391), moins richement orné celui-ci, provenant de l'église de Chasselay-au-Mont-d'Or. La bordure de la première page de texte porte les armoiries de la famille lyonnaise des Masso avec une crosse d'abbé. Jean Masso (ou de Masso) fut abbé de Valbenoîte en Forez depuis une date après 1551 jusqu'à vers 1566 ou 1568. Son neveu Pierre Masso occupa le même poste entre environ 1570 et 1593. Il posséda une importante bibliothèque dont l'inventaire existe encore. Le manuscrit appartint sans doute à l'un de ces personnages ou à tous deux, mais il fut créé bien plus tôt. On remarque du reste que les armoiries furent ajoutées par-dessus la bordure peinte vers 1500.

"Crucifixion", Missel à l'usage de Lyon 1490-1510 (BM Lyon, Ms 1391, f. 109 v°)

Cette bordure ressemble de près à ceux dans la seconde partie du missel de Jean Machard et doit être de la même main. L'artiste exécuta également deux miniatures à pleine-page précédant le canon de la messe, une Crucifixion et un Christ en Majesté (fig. 4). Il s'agit d'un enlumineur très actif à Lyon autour de 1500, qui illustra des oeuvres littéraires aussi bien que religieuses. On l'appelle le Maître des Alarmes de Mars en référence à un poème allégorique écrit par un auteur anonyme pour Louis XII à l'occasion de sa conquête de Milan [note]Burin, Manuscript illumination in Lyons 1473-1530, cat. 61, p. 152--53 et fig. XVII ; et François Avril et Nicole Reynaud, Les Manuscrits à peintures en France, 1440-1520, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1993, cat. 202, p. 361 et pl. p. 356.. Ce manuscrit, aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France (ms. fr. 5089), contient un frontispice de notre peintre. La bibliothèque de Lyon détient encore un petit livre d'heures où le Maître des Alarmes de Mars illustra les heures de la Sainte Croix d'un très beau cycle de miniatures de la Passion (ms. 583, fig. 5).

Enlumineur prolifique

Henri de Beaujardin travailla pour un autre mécène distingué parmi le clergé lyonnais, un certain Guichard de Rovedis, dit Guichard de Pavie (lieu d'origine de sa famille), docteur en droit et infirmier de l'abbaye d'Ainay. Le père de cet homme, Simon de Rovedis ou de Pavie, avait servi Louis XI et ses proches comme médecin et avait été généreusement récompensé. C'est lui qui finança l'achèvement de l'église des Cordeliers à Lyon (aujourd'hui Saint-Bonaventure) et y fonda la chapelle de l'Annonciation. Son fils, le moine Guichard, suivit son exemple en faisant construire et décorer à ses frais la chapelle de la Vierge (aujourd'hui de Saint Michel) à l'église abbatiale d'Ainay. Il y subventionna une messe quotidienne ainsi que d'autres cérémonies solennelles. Parmi les manuscrits commandés par Guichard de Rovedis et contenant ses armoiries, vairé d'or et de sinople, on compte trois ouvrages copiés par Henri de Beaujardin : un exemplaire des épitres de saint Jérôme (Paris, Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 292) avec une miniature assez abîmée probablement du Maître des Alarmes de Mars ; trois imposants volumes in-folio des oeuvres de saint Ambroise, achevés en 1502 (Madrid, Biblioteca Nacional, mss. 12 et 13, et Turin, Biblioteca Nazionale e Universitaria, ms. I.i.5) ; et une Bible de la Genèse aux Psaumes avec les commentaires d'Hugues de Saint-Cher, oeuvre encore plus splendide dont Beaujardin n'avait complété que deux volumes et demi sur cinq à sa mort en 1509 ou 1510 (Oxford, Bodleian Library, MSS Canon. Bibl. Lat. 65 à 69).

"Pilate se lavant les mains", Livre d'heures à l'usage de Lyon par le Maître des Alarmes de Mars, 1495-1500 (BM Lyon, Ms 583, f.46)

A Lyon, le mécénat de Rovédis est représenté par un missel qu'il donna à la chapelle de la Vierge à l'église de Montrottier, dont il était prieur (ms. Coste 100, fig. 6). Ce manuscrit copié par un scribe médiocre fut orné de deux miniatures en pleine-page au canon de la messe. Nous avons aussi un exemplaire sur vélin du missel à l'usage de Lyon imprimé par Jean Neumeister en 1487, que Guichard de Rovedis avait réservé pour son propre usage (incunable 407). A quelques initiales et bordures exécutées par le premier peintre du Missel de Jean Machard, peut-être à la demande de l'éditeur, Guichard fit ajouter une ornementation plus ample où les armes, le nom et les titres du possesseur figurent à de nombreuses reprises (fig. 7). Les gravures sur bois du canon (dont seul le Dieu en Majesté subsiste, fig. 8) furent peintes comme des miniatures. On distingue dans tout ce travail le style du même enlumineur qui orna l'Ambroise et le début de la Bible d'Oxford : il s'agit de Guillaume Le Roy le jeune, fils de l'imprimeur du même nom qui établit la première presse à Lyon. Ce peintre fut l'enlumineur le plus prolifique du premier quart du XVIème siècle à Lyon : on connaît aujourd'hui une quarantaine d'oeuvres profanes ou religieuses illustrées de sa main. Parmi celles-ci, un second exemplaire du missel de Neumeister (Paris, BNF, rés. vél. 164), peint de manière semblable au premier, fut destiné par Rovedis à l'église de Montrottier, tout comme le ms. Coste 100.

Mériter l'indulgence divine

Pourquoi ce goût du livre de luxe chez le clergé ? On peut démontrer que plusieurs des manuscrits cités ci-dessus sont des copies d'éditions imprimées. Outre son missel manuscrit, sans doute réservé pour les occasions solennelles, Jean Machard possédait deux missels imprimés, l'un sur parchemin et l'autre sur papier. Ceux-ci n'auraient-ils pas suffi ? Clairement non, et cela pour plusieurs raisons. La première avait inspiré l'enluminure dans les manuscrits liturgiques depuis le plus haut Moyen-Age : le livre était vu comme un vaisseau précieux qui glorifiait le texte sacré tout en le transmettant. Plus il était beau et cher, plus il était digne de la parole divine. Mais ce qui frappe dans ces grands livres enluminés à l'aube de la Renaissance, c'est l'insistance sur l'identité du propriétaire ou du donateur. Son nom et ses qualités sont mentionnés avec emphase dans les colophons et peuvent même figurer dans les bordures; ses armoiries et sa devise se trouvent à maintes reprises en marge du texte. Puisque la commande d'un magnifique livre religieux est considérée comme une bonne oeuvre, le mécène tient vivement à s'y associer de façon permanente. D'une part, son acte de piété l'aidera à mériter la grâce divine. D'autre part, il lui vaudra la gratitude de ceux qui se serviront du livre, que ce soit avant ou après sa mort. Ces confrères prieront à leur tour pour lui (souvent à la demande explicite du scribe), afin qu'il gagne le Paradis au plus tôt.

Bordure au nom et aux armes de Guichard de Pavie, commanditaire de la décoration du Missel lyonnais Lyon, Jean Neumeister, 1487 (BM Lyon, Inc. 407, f.163)

On comprend mieux la mentalité de ces mécènes si l'on considère qu'ils payèrent de façon encore plus directe l'indulgence divine ainsi que leur place dans la mémoire et les prières des autres. Guichard de Rovedis fonda et finança, en 1503, une messe annuelle et des offices à l'église Saint-Nizier, cela par un document long et fort détaillé. Tous ceux qui participaient à ces célébrations annuelles sans interruption du début à la fin devaient être rémunérés. Guichard était motivé, nous dit-on, par la dévotion, par le désir de promouvoir le culte divin, et par celui de mériter le fruit du Salut lors du Jugement Dernier. Il demande au chapitre de Saint-Nizier de faire placer dans l'église une inscription gravée afin que sa fondation ne tombe pas dans l'oubli.

De même, le testament de Jean Machard prévoit une plaque exposée dans sa chapelle à Saint-Paul pour commémorer toutes ses fondations. Il donne aussi des instructions complexes et détaillées concernant ses funérailles, spécifiant les tissus et les couleurs des somptueux vêtements qui seront portés. Son corps sera paré de sa tenue sacerdotale avec tous ses ornements, afin qu'il soit représenté auprès de Dieu dans l'autre monde par les insignes avec lesquels il lutta dans celui-ci. La tenue liturgique dans sa richesse-même symbolise la piété pour laquelle il veut être reconnu chez les vivants comme dans l'au-delà. Machard précise aussi qui sera invité à son enterrement et quelle somme chacun recevra pour sa présence et pour le chant des antiennes. Ce jour-là, les canons de Saint-Just et de Saint-Paul arriveront en procession et célébreront cent-cinquante messes à Saint-Paul seul. Des offices auront lieu aussi dans d'autres églises de la ville, et l'on célébrera une messe quotidienne dans sa chapelle de Notre-Dame de Grâce pendant trente jours suivant sa mort. Le testament fixe les prix à payer pour toutes ces cérémonies. Machard finance également des célébrations annuelles pour la fête de l'Assomption, y compris une distribution de pain et de vin à tout le clergé de Saint-Paul.

Au Moyen-Age et à la Renaissance, un don à Dieu ou aux hommes était digne d'un bienfait réciproque. La fondation d'une chapelle et la subvention de fastueuses cérémonies liturgiques méritaient la grâce divine en reconnaissance directe des sommes dépensées. En même temps, Jean Machard et Guichard de Rovedis achetaient la gratitude, et donc les prières, de ceux qui bénéficiaient de leur largesse ou qu'ils payaient pour leurs services liturgiques. Ils n'étaient pas seuls : les funérailles fastueuses étaient de rigueur chez les lyonnais aisés, et la coutume des messes commémoratives connut son apogée peu avant la Réforme . La commande de beaux manuscrits religieux à la gloire de Dieu et au service des humains jouait un rôle analogue. Même un moine voué à la pauvreté pouvait satisfaire ainsi son goût du faste tout en méritant l'indulgence divine. Un simple livre imprimé n'aurait pas suffi : il fallait le meilleur scribe, les meilleurs enlumineurs à la ronde

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