Le peintre et l'excellence du savoir

Regard sur le cabinet de Jacques Stella, où le profane côtoie le sacré, où dessins et gravures voisinent avec tableaux et traités illustrés

A bien des égards, Jacques Stella fut un peintre singulier. Singulier par son parcours d'artiste tout d'abord. Formé à Lyon dans la France de Marie de Médicis, Stella, à peine âgé de 20 ans, quitte sa ville natale pour compléter sa formation en Italie. Le séjour italien est alors de règle pour tous les peintres de quelque ambition, mais Stella, contrairement à l'habitude, s'arrête assez longuement à Florence (de 1618-1619 à 1622 environ), où il côtoie Jacques Callot et apprend les rudiments de la gravure. C'est seulement après ce premier séjour florentin qu'il s'établit durablement dans la Ville éternelle, de 1622 à 1634 : treize années passées à Rome, soit autant que Simon Vouet (de 1614 à 1626). Anonyme français, Portrait de Jacques Stella huile sur toile (Lyon, musée des Beaux-Arts, inv. A 2886 - © MBA Lyon, photo Alain Basset).

Reçu dès 1624 à l'Académie de Saint-Luc, Stella gravit un à un les échelons honorifiques. Provvidore allo Studio (inspecteur de l'atelier) en 1624, il compte en 1628 parmi les douze Maestri dello Studio, aux côtés de peintres aussi célèbres que Cortone, Lanfranco, Sacchi, Tempesta ou Poussin. Alors que le peintre acquiert une solide notoriété, que l'Espagne tente de l'attirer, Stella s'en retourne pour la France dans l'équipage de l'ambassadeur Charles de Créquy. En 1635, il est à Paris, bientôt honoré d'un brevet de peintre ordinaire du roi et d'un logement au Louvre.

Malgré la toute puissance de Simon Vouet, revenu à Paris en 1627, Stella n'en cumule pas moins les commandes prestigieuses, publiques et privées : il réalise de grands retables pour les églises de Paris, fournit en tableaux de chevalet les principaux cabinets d'amateur, exécute des dessins pour l'Imprimerie royale nouvellement fondée, tandis que les meilleurs graveurs de sa génération (Mellan, Rousselet, Daret...) traduisent au burin ses plus belles compositions. Il obtient en 1644 l'ordre de Saint-Michel, privilège insigne dont seuls quelques peintres, pour tout le XVIIe siècle, peuvent s'enorgueillir.

Autre singularité propre à la figure de Stella : l'étonnante évolution de son style et la diversité de ses manières. Alors qu'à Florence, aux côtés de Callot, il apprend le geste rapide, la verve et la nervosité du trait - l'encre coule sur la feuille, d'une plume impétueuse, audacieuse, toujours sûre -, à Rome, il développe progressivement un art plus sage, plus appliqué, et se rend célèbre pour ses petits tableaux peints sur pierre, à la facture porcelainée. A Paris, s'il poursuit, avec une même habileté, sa peinture en petit, il entreprend des compositions ambitieuses, dans un style résolument nouveau, en complète rupture avec l'art « baroque » d'un Simon Vouet. La connaissance des grands modèles - l'antique et Raphaël -, l'ascendance croissante de son ami Poussin, la parfaite connaissance des traités d'architecture et de perspective, la science exacte du dessin, marquent le renouvellement de son art tout en inaugurant un style moderne (appelé aujourd'hui atticisme) qui s'imposera à Paris auprès de la nouvelle génération, d'Eustache Le Sueur à Laurent de La Hyre.

Le règne de l'éclectisme

Mais plus singulière encore fut sans doute sa personnalité. Peintre profondément religieux, Stella aimait la retraite et la méditation. Ce célibataire endurci, qui vécut les dernières années de sa vie aux côtés de sa mère Claudine de Masso et de ses neveux et nièces, fut une personnalité discrète, un artiste, selon André Félibien, « d'une complexion fort délicate » et de « peu de santé ». «

Durant l'hyver, lors que les soirées sont longues, raconte Félibien, il s'appliquoit ordinairement à faire des suites de Desseins, tels que ceux de la vie de la Vierge.
La vie de Stella fut toute entière consacrée à la peinture. L'amour de son art l'avait amené, chemin faisant, à constituer une importante collection d'oeuvres d'art, chose rare pour les peintres de sa génération.

Squelette, dans André Vésale De Humanis coporis (BM Lyon, Rés. 28606).

Célèbre aujourd'hui pour avoir rassemblé dans l'appartement du Louvre un ensemble d'oeuvres de son ami Poussin, Stella fut également, et de manière générale, un « curieux de toutes les belles choses ». Nous reprenons ici les termes mêmes d'André Félibien, le premier biographe de Stella (1688) [note]A. Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, Paris, 1688.. Le peintre avait même rapporté d'Italie, précise l'historien, « plusieurs Tableaux de bons Maîstres », dont deux oeuvres importantes d'Annibal Carrache. L'inventaire des biens dressé après la mort de Jacques Stella, qui nous aurait informé précisément sur le contenu de sa collection, semble définitivement perdu. Mais on conserve celui de sa nièce et héritière Claudine Bouzonnet-Stella (inventaire de 1693) qui décrit dans l'appartement du Louvre, où est mort Stella en 1657, un ensemble considérable d'objets d'art : une cinquantaine de tableaux de maître aux attributions prestigieuses (Raphaël, Reni, Carrache, Poussin...), plus de quatre cents dessins de collection réunis en deux recueils, avec des attributions non moins importantes (Raphaël, Jules Romain, Michel-Ange, Léonard de Vinci, etc.), des centaines de gravures des meilleurs burinistes de la Renaissance (Dürer, Cornelis Cort, Marcantonio Raimondi, Giulio Bonasone, etc.), des portefeuilles tout entiers remplis d'estampes de Poussin, Callot, Tempesta, et de bien d'autres encore.

Entablement dans Andrea Palladio, I quattro libri dell'archichitettura..., Venise, 1581 (BM Lyon, 132 347, p. 116).

Cet ensemble singulier était complété, chose également rare chez les artistes de cette époque, par une bibliothèque d'environ deux cent vingt volumes. On y découvre les grands classiques souvent présents chez les peintres, tels l'Iconologia de Cesare Ripa ou L'Explication des fables de Natale Conti, mais encore bien d'autres recueils illustrés, les très précieux atlas d'Ortelius, des traités d'architecture, de perspective, d'anatomie, les principaux recueils d'après l'antique, auxquels s'ajoutait un ensemble de livres d'histoire (Homère, Plutarque, Tite-Live, Xénophon, etc.). [note]Cet inventaire, rédigé par les soins de Claudine Bouzonnet-Stella, à la fin de sa vie, en 1693, a été publié par J.-J. Guiffrey, "Testament et inventaire des biens, tableaux, dessins, planches de cuivre, bijoux, etc. de Claudine Bouzonnet-Stella rédigés et écrits par elle-même. 1693-1697", Nouvelles Archives de l'Art français, 1877. La partie consacrée aux tableaux, dessins, estampes et livres est reproduite et annotée en annexe du catalogue d'exposition, Jacques Stella 1596-1657, musée des Beaux-Arts de Lyon, 2006, p. 246-257. Pour les raisons qui nous ont amenés à donner la paternité de cet ensemble, du moins son noyau principal, à Jacques Stella, voir notre essai « Le cabinet d'un 'peintre parfait'. A propos des 'belles choses' de Jacques Stella », dans le catalogue cité précédemment, p. 18-24.

Jacques Stella, Salomon recevant la reine de Saba, toile Lyon, musée des Beaux-Arts, inv. 1992.8 - © MBA Lyon, photo Alain Basset).

Que peut-on dire de cet ensemble ? Si Stella fut un « curieux de toutes les belles choses », cette curiosité ne relève pas d'un désir de connaissance encyclopédique propre à certains curieux du Grand Siècle. Dans l'appartement du Louvre, on ne trouve nulle boîte de coquillages rares, nul tiroir de cabinet rempli de précieuses médailles antiques, nulle étagère ornée de curiosités naturelles, pierres de bézoard, cornes de licorne, oeufs d'autruche et autres merveilles de la nature. Chez Jacques Stella, la collecte des objets s'est limitée à tout ce qui relève de la science du peintre : tableaux, gravures, dessins, livres et traités illustrés. C'est dire combien la collection de Jacques Stella doit se comprendre avant tout comme une collection d'artiste.

Reste qu'il serait faux de comprendre cet ensemble exceptionnel d'images comme une simple « iconothèque » dans laquelle Stella puisa son inspiration. La collection, croyons-nous, trahit une quête de l'excellence, une conception de la peinture, qui allait s'imposer bientôt, sous l'égide de l'Académie royale de peinture et de sculpture, sur toute une génération d'artistes français.

Cornelis Cort, Le Baptême du Christ, 1575 (BM Lyon, N16COR002805)

Stella collectionneur de Stella

Une remarque préliminaire s'impose. A lire l'inventaire de 1693, on ne peut manquer de constater que Stella collectionna ses propres tableaux, signe peut-être d'une relation, si ce n'est possessive du moins singulière à son oeuvre. Parmi la centaine de peintures de sa main mentionnée en 1693, on en trouve un certain nombre qui ne relèvent pas, à proprement parler, du fond d'atelier

Les sept premiers numéros de l'inventaire, sept tableaux de grand format, comptent parmi les compositions les plus ambitieuses qu'ait réalisées Stella durant sa carrière parisienne. Parmi ceux-ci, on reconnaît les pendants pour l'histoire de Salomon conservés aujourd'hui au musée des Beaux-Arts de Lyon, le Bain de Diane, tableau perdu que Félibien cite en 1688 parmi les oeuvres importantes « que l'on voit » de Stella, ou encore Sainte Hélène ramenant la Croix, une oeuvre signée et datée de 1646, où le peintre déploie toute son érudition. Manifestement Stella, bien loin d'être pressé de vendre ses chefs-d'oeuvre, préférait les conserver. Ce trait particulier, assez rare pour mériter d'être relevé, prend sens au regard de la savante collection décrite en 1693, miroir des ambitions du peintre.

Cornelis Cort, Moïse et Aaron devant le pharaon, 1567 (BM Lyon, N16COR02788).

La collection de Jacques Stella illustre, de manière frappante pour un peintre à la piété notoire, autant les grands thèmes religieux que les sujets mythologiques, fussent-ils un peu lestes. C'est peut-être nous rappeler qu'un grand artiste se doit d'être à la fois, à la manière de Raphaël, le peintre des loges du Vatican et celui des fresques de Psyché. De Poussin, par exemple, Stella n'eut pas seulement le Saint Pierre et saint Jean guérissant le boiteux (New York, The Metropolitan Museum of Art), il posséda très probablement l'impudique Bain de femmes (tableau aujourd'hui ruiné, collection anglaise) qu'avait peint Poussin pour le maréchal de Créquy. Si Stella ramena à son retour d'Italie deux petits portraits de saint Philippe Néri et du bienheureux Félix de Cantalice (mentionnés dans l'inventaire de 1693), il s'en revint aussi avec deux célèbres Carrache, d'esprit tout différent... : La Toilette de Vénus (aujourd'hui conservée à la Pinacothèque de Bologne) et son pendant, Diane et Callisto (Mertoun House, collection du duc de Sutherland) [note]Stella vendit de son vivant ces deux importantes peintures, mais en conserva des copies..

De même, on trouve parmi les tableaux de la collection, une Tête de Christ de Bellini, un Saint François de Guido Reni, un Christ au jardin des Oliviers du Corrège, mais encore une Vénus et Vulcain de Raphaël (probablement l'une des répliques du tableau du Louvre), ainsi qu'un précieux Carrache que la décence avait demandé de recouvrir d'un « petit rideau » : Venus, Cupidon et un satire qui lui soutient la jambe. Ce double registre, sacré/profane, répond aux principales séries réalisées par Stella, La Passion du Christ, La Vie de la Vierge et L'Histoire de Vénus et de Cupidon, douze petits tableaux non pas présentés dans la salle principale de l'appartement, mais « dans une fausse porte derrière la tapisserie ».

René Boyvin, d'après Léonard Thiry, dans Livre de la conqueste de la Toison d'or, texte par J. Gohory Paris, 1563 (BM Lyon, Rés. Est. 152 726).

A la dualité des registres, sacré et profane, qui rythme la collection, s'ajoute l'étonnante diversité des modèles que viennent illustrer les estampes et les recueils gravés. L'inventaire cite des noms aussi différents que Callot, Dürer, Carrache ou Tempesta. L'un des portefeuilles traduit à lui seul cette diversité avec 139 pièces

tant du Mouciant [Muziano] que de Carache, Palmesant, Michel Ange, Titien, Corrège, Baroche, André Montaigne [Andrea Mantegna], Golcius, Alber Dur[er], Rubens et autre
(n° 253 de l'inventaire). De même, le grand
livre couvert de vélin contenant un ramas d'estampes presque toute de dévotion, gravé par Corneille Cor [Cornelis Cort] et autres, grand in folio
contenait sans doute ses plus belles planches, celles gravées d'après les grands maîtres de la Renaissance, par exemple Le Martyre de saint Etienne d'après Titien, Moïse et Aaron devant Pharaon d'après Federico Zuccaro, Le Baptême du Christ d'après Francesco Salviati, ou encore la magnifique planche de La Transfiguration d'après Raphaël. Etaient également représentés les maîtres de l'école de Fontainebleau, notamment avec la série de planches gravées d'après les compositions du Primatice de la Galerie d'Ulysse ou le très beau recueil illustré par Léonard Thiry sur l'histoire de la Toison d'Or.

Cette diversité des modèles est aussi une diversité des genres : sujet de dévotion, avec Cornelis Cort, batailles et paysages, avec Antonio Tempesta, fable, avec Primatice, portraits avec, par exemple, les planches d'après Van Dyck. Mille inventions qui ont nourri l'imaginaire de Jacques Stella. Reste qu'il serait faux de croire que l' « iconothèque » Stella se définit seulement par le règne du désordre et du multiple. Derrière l'étonnante multiplicité des modèles, se dessinent des options précises, des choix délibérés qui indiquent non seulement les préférences de Stella, mais aussi une conception de la peinture.

Les deux maîtres vénérés : Raphaël et Poussin

Deux grands modèles sont ainsi privilégiés : l'un, le premier des peintres modernes, l'autre, le premier des contemporains, Raphaël et Nicolas Poussin, deux noms qui allaient devenir les références absolues de l'Académie royale de peinture et de sculpture. La figure de Raphaël est partout présente dans les collections rassemblées par Stella, qu'il s'agisse des estampes, des dessins, des tableaux ou des recueils illustrés. Parmi les gravures, l'inventaire de 1693 fait état d'un ensemble de premier ordre : un portefeuille de 94 estampes, « toute belle », « presque tout de Marc Antoine [Raimondi] » (n° 249), le principal graveur de Raphaël, important portefeuille que complétait un second portefeuille de 106 estampes

tant des grande pièce de Marc Antoine, toute belle, que de Bonasone, Silvestre de Ravene, et autre
(n° 250), autres célèbres interprètes des compositions de Raphaël. Il n'est pas à douter que ces recueils contenaient L'Ecole d'Athènes, ambitieuse composition gravée en deux planches par Giulio Bonasone, ou encore l'une des plus célèbres planches de Raimondi, Le Jugement de Paris, dont Stella s'inspira en 1650 pour sa composition sur le même sujet.

A ces deux portefeuilles, s'ajoutait un troisième portefeuille, contenant 175 estampes, « tant grande que petite, après Raphaël, gravée par diverses mains » (n° 253). De Raphaël encore, Stella possédait deux recueils d'après les Loges du Vatican, l'un gravé par Orazio Borgianni (n° 326), l'autre par Nicolas Chaperon (n° 291). Il possédait aussi « la Psyché de Raphael, gravée par Balthasar Petruccio » (n° 240 de l'inventaire), très probablement la série gravée par Bernardo Daddi (et non par « Balthasar Petruccio » (Baldassare Peruzzi), dont le nom, il est vrai, était attaché, comme architecte de la villa Farnésine, aux compositions peintes par Raphaël dans la loge de Psyché).

Marcantonio Raimondi, Le Jugement de Paris (BM Lyon, I16RAI004884).

Une même prédilection pour l'art de Raphaël se lit dans la collection de tableaux et de dessins. Si Venus et Vulcain, probablement l'une des répliques de la version Jabach (aujourd'hui au Louvre), est mentionné dans l'inventaire comme une oeuvre de Raphaël (n° 155), sans que soit discutée son authenticité, la faiblesse de la prisée - 300 livres - indique que l'on excluait alors qu'il puisse s'agir d'une peinture authentique. Reste que le petit panneau avait assez d'importance aux yeux de Claudine Bouzonnet-Stella pour être cité en premier parmi la liste des « tableaux de maître ». On remarquera encore qu'étaient présentés parmi les peintures deux précieux dessins de Raphaël (n° 210-211), encadrés sous verre, dont l'un, Le Christ remettant les clefs à saint Pierre, était estimé 1 000 livres, soit une prisée supérieure aux plus fortes estimations données aux tableaux (à l'exception des oeuvres de Poussin).

Non seulement Stella possédait ce prestigieux dessin, aujourd'hui conservé au Louvre, et que Jabach avait tenté en vain de lui racheter, mais il rassembla également dans un recueil de dessins de grands maîtres (n° 212) pas moins de 10 feuilles de Raphaël et une quinzaine de son élève Jules Romain.

Ce groupe de dessins n'avait pour rival que Poussin, représenté par 21 dessins, l'artiste le mieux illustré de tout le recueil. Chez Stella, l'intérêt marqué pour l'oeuvre de Raphaël allait de pair avec celui porté à l'art de Poussin, le « Raphaël français », mais aussi son intime ami qu'il côtoya à Rome et avec lequel il entretint une importante correspondance.

De 1637 à 1657, Stella commanda cinq tableaux à Poussin, dont Le Frappement du Rocher (Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage) et Moïse exposé sur les eaux (Oxford, Ashmoleam Museum), deux peintures que Claudine Bouzonnet-Stella grava après la mort de son oncle. Parallèlement à ces commandes, Stella acquit des oeuvres de Poussin sur le marché parisien, telle La Crucifixion (Hartford, Wadsworth Atheneum), peinte vers 1646 (le tableau fut également gravé par Claudine Bouzonnet-Stella). Il est probable que les liens étroits entre les deux peintres ont nourri une conception de la peinture, un art savant où rien ne saurait être laissé « au hasard », comme l'avait écrit Poussin à Stella dans une lettre restée célèbre de septembre 1649. [note]Correspondance de Nicolas Poussin, éd. C. Jouanny, Archives de l'Art français, 1911, n° 175.

La valeur supérieure du dessin

Claudine Bouzonnet-Stella, Christ en croix, 1660 (BM Lyon, F17BOU005438).

Si tableaux, gravures, livres de figures et autres traités illustrés nous informent sur Stella, ses sources et sa conception générale de la peinture, sa collection de dessins de grands maîtres, plus particulièrement le précieux recueil de 112 dessins, que Claudine Bouzonnet-Stella décrit en 1693 feuille après feuille (n° 212), donne le la de sa pensée sur les beaux-arts : la valeur supérieure du dessin. Vasari en avait défendu le principe et bien d'autres auteurs italiens après lui, notamment Giacomo Franco en 1611 dans son petit manuel d'apprentissage Della Nobiltà del disegno (1611), dont Stella possédait un exemplaire (n° 296). Dans l'introduction, Franco se livre à un vif plaidoyer en faveur du dessin, père de la peinture, sans lequel elle ne pourra jamais être parfaite.

Le précieux recueil de dessins, rassemblé par Stella, ne contient que des feuilles sélectionnées avec soin, à la mesure de la portée théorique que le peintre semble avoir accordée à l'art du dessin. On y retrouve les principaux champs d'étude qu'un artiste se doit de cultiver (portraits, paysages, académies, motifs d'après nature et copies d'après l'antique) ; on y trouve évoquées également les plus célèbres réalisations de la Renaissance : les loges de Raphaël au Vatican, les décors de Jules Romain au Palais du Té à Mantoue, la Bataille de Cascina de Michel-Ange, la fresque du Jugement dernier de la chapelle Sixtine, la Descente de croix de Daniele da Volterra, ou encore la Galerie Farnèse d'Annibal Carrache.

Se succèdent ainsi, au gré des 52 feuillets du recueil, les grands noms de la peinture, dessinant chemin faisant une véritable anthologie de l'histoire de l'art. Si le recueil s'ouvre par un autoportrait de Dürer, l'un des grands peintres-théoriciens de la Renaissance, s'il illustre l'art de Rubens et de Van Dyck avec deux dessins, c'est de loin les grands noms de la Renaissance italienne qu'il impose comme modèles. Les peintres cités sont nombreux : de Raphaël à Vasari, de Michel-Ange à Titien, de Mantegna à Léonard, en passant par Corrège, Jules Romain, Andrea del Sarto, Polidoro da Caravaggio, etc.

La présentation des dessins dans le recueil nous paraît suivre, sans être systématique, un triple mode de classement, à la fois thématique, stylistique, mais encore chronologique : Raphaël tout d'abord, figure dominante du recueil, avec Jules Romain son élève, Annibal Carrache ensuite, le chef de file de l'école bolonaise, et son élève Guido Reni, enfin Nicolas Poussin, le peintre contemporain le mieux représenté de tout le recueil. Cette triade Raphaël-Carrache-Poussin ne traduit pas seulement la pensée « classique » de l'histoire de la peinture, qui se forme alors dans les cercles érudits de Paris, particulièrement autour des frères Fréart, elle reflète aussi une conception du développement des arts fondée sur le dessin, dont Vasari un siècle plus tôt avait jeté les bases. Ce recueil semble réaffirmer le dessin comme exercice fondamental auquel tout artiste doit se livrer pour son perfectionnement, mais également comme concept déterminant du progrès de la peinture. L'Autoportrait de Dürer, le peintre-théoricien, qui ouvre cette anthologie, les deux dessins qui la ferment, La Déposition de Jean Stella, le grand-père de Jacques, suivi d'un dessin de Stella lui-même, le seul du recueil, inscrivent le Pictor Lugdunensis à la fois dans la grande histoire de la peinture, mais aussi dans celle de sa propre lignée familiale.

Jacques Stella, Salomon sacrifiant aux idoles, toile (Lyon, musée des Beaux Arts, inv. 1993.1 - © MBA Lyon, photo Alain Basset).

Le cabinet Stella, avec ses tableaux, ses estampes, ses dessins et ses livres, constitue moins une collection d'amateur à proprement parler qu'un « laboratoire de connaissances », diffusant une pédagogie des arts à la manière des Académies italiennes. En ce sens, Stella ne fut pas seulement l'un des principaux « peintres-collectionneurs » de son temps, il fut aussi, en « peintre parfait », l'un des tout premiers promoteurs en France d'une « école » idéale des arts, fondée sur la science du dessin, l'étude conjointe de la nature et de l'antique, et la vénération des grands maîtres, de Raphaël à Nicolas Poussin.

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