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Causerie

Vous avez sans doute entendu parler de la mort de l'abbé Boulan, ce Lyonnais original, qui avait jeté le froc aux orties pour exercer en pleine fin de siècle la profession archaïque de sorcier. C'est au cours d'un voyage à Paris que l'abbé Boulan passa de vie à trépas, - de sa belle mort à ce que disent les médecins et tous les gens de bon sens, - à la suite de maléfices lancés par des rivaux sans scrupules prétendent ses élèves.

Car l'abbé Boulan était chef de secte. Autour de cet apôtre des vieilles pratiques de la magie moyennageuse, gravitaient un petit clan de disciples dont quelques-uns, comme M. Huysmans, se sont fait une notoriété dans les lettres. Par contre il avait de farouches adversaires et à leur tête un autre Lyonnais, Joséphin Péladan, auteur incompréhensible de romans gonflés d'un prodigieux galimatias, et qui, lui aussi, est arrivé à la renommée, moins il est vrai par son talent que par le pontificat excentrique qu'il exerce solennellement et bruyamment sous le titre de « Sar ».

Les vicaires de l'abbé Boulan et les catéchumènes du Sar se disputent avec âpreté le monopole de la vraie magie, de celle qui n'est pas au coin du quai. Et c'est entre tous ces mages une lutte féroce et cocasse, à grand renfort de malédictions, d'anathèmes et d'envoûtements. A ce point qu'au décès de l'abbé, ses fidèles ont accusé le Sar de l'avoir assassiné, non pas par le poison, comme un simple Reinach, non pas par une corde au cou comme Gouffé, non pas par un coup de surin comme Mme Dellard - toutes ces armes ne sont pas congruentes aux crimes des sorciers, - mais au moyen de maléfices, sortilèges et autres machinations ténébreuses. Bref, l'abbé Boulan serait mort des suites d'un envoûtement opéré à distance par le Sar.

M. Joséphin Péladan s'en est défendu avec toute l'indignation d'un honnête homme accusé dans sa dignité de mage. Voyez, disaient ses amis, le Sar daigne répondre à de telles attaques. Oserez-vous contester son démenti ? Ce à quoi les boulanistes répondirent du tac au tac : le Sar ment!. Et à l'instar de M. Andrieux ils ont communiqué aux journaux de curieux petits papiers, dont la commission d'enquête aura peut-être à s'occuper un de ces jours, détaillant par le menu les mystérieuses et criminelles pratiques auxquelles aurait succombé l'abbé Boulan.

Cela ressemble fort aux contes de ma mère-grand, aux antiques histoires de sorciers que disent les anciens du village, dans les longues soirées d'hiver, et dont le récit nous faisait si peur quand nous étions petits. Mais il est assez piquant de voir en l'an de grâce et de scepticisme 1893 des gens instruits, paraissant sains d'esprit et de corps, discuter gravement tout au long des journaux boulevardiers sur de pareilles sornettes.

Voici en effet le résumé succinct des divers procédés d'envoûtement. Je les reproduis avec tranquillité, sans crainte qu'on s'en serve pour perpétrer de nouveaux crimes. Vous souvenez-vous du fameux remède contre le mal de dents imaginé par Labiche dans la Cagnotte : Vous prenez une taupe, une jeune taupe de cinq à six mois... Le formulaire du premier procédé d'envoûtement débute à peu près de la même manière. Vous prenez un animal quelconque, un cochon d'Inde par exemple, et vous lui donnez le nom de votre ennemi qui s'appelle, si vous voulez, Landouillard. Voilà donc votre cobaye devenu nominalement Landouillard., Vous le mettez en contact avec des cheveux et des vêtements ayant appartenu à ce dernier. Après quoi vous immolez l'animal et lui arrachez le coeur. Toutes les heures, pendant trois jours, vous lardez ce viscère de profonds coups d'épingle en prononçant les formules sacramentelles. Et Landouillard expire, frappé d'un mal inconnu. Comme c'est simple n'est-ce pas?

L'animal, - et c'est je crois le procédé qu'employait Catherine de Médicis, - peut être remplacé par une figurine de cire pétrie dans de l'huile baptismale et des cendres d'hosties brûlées. C'est plus propre que le cochon d'Inde, et facile à suivre, même en voyage.

Enfin la Kabbale enseigne que vous pouvez aussi envoûter en vous transportant sur le coup de minuit au croisement de quatre routes, avec une poule noire et un crapaud. On tue la poule ; de son sang on baptise le crapaud en lui donnant les noms et prénoms de l'objet haï ; on fait avaler une hostie au nouveau baptisé et on l'enterre. C'est encore plus romantique et Landouillard n'en est pas moins voué à une mort inéluctable.

Mais n'allez pas oublier qu'il existe des antidotes pour conjurer ces maléfices. Dans le premier cas — le coeur percé — manger un coeur d'agneau assaisonné de sauge et de verveine ; pour l'envoûtement par le crapaud, en porter sur soi un vivant dans une boîte en corne.

Il paraît que l'abbé Boulan n'avait pas pensé à se faire accommoder un coeur d'agneau suivant les règles, ni à introduire un batracien tout grouillant dans sa tabatière. Cette imprudence, inexplicable chez un mage si savant, aurait donc causé son décès.

Vous voilà maintenant au courant de la question. N'est-ce pas que tous ces mages sont idiots avec leurs contes à dormir debout ? Les poules noires, le coeur d'agneau, les huiles baptismales, les hosties brûlées, le crapaud en vie, tout cela forme une étrange cuisine. Et pourtant notre Sar dine tous les jours avec cette mixture ! Bien mieux, il en vit, car c'est en faisant étalage de tout ce bric-à-brac qu'il entretient, charlatan soigneux, sa réputation de fumiste...

En fait de fumiste, j'en ai connu de plus drôles, notamment le pauvre Sapeck, qui fut sur le tard conseiller de préfecture, et qui en est mort. La jolie anecdote que voici est à son actif :

Un soir, Sapeck entre à l'église Saint-Sulpice quelques minutes avant la fermeture. Il s'agenouille au pied de l'autel et s'abime dans un acte de foi, avec toutes les apparences de la plus ardente ferveur. L'heure a beau sonner où sortent tous les fidèles, on a beau crier : On ferme !, Sapeck demeure plongé dans son extase. A la fin, le sacristain se résout à l'en venir tirer : Monsieur, lui dit-il, en le frappant sur l'épaule, il faut vous en aller... - Mon ami, lui répond notre fumiste d'une voix séraphique et en faisant des yeux d'ange, quand j'élève mon âme à Dieu, je n'aime pas qu'on m'emm....!

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