II. L'HISTOIRE DU PROGRES DE LYON JUSQU'EN 1890

A. Une évolution tourmentée 1859-1870
1. Des débuts prometteurs (1859-1863)

C'est le 12 décembre 1859, sur les modestes presses « à plat » d'une imprimerie installée dans les sous-sols de l'Hôpital de la Charité à Lyon, que le Progrès fait son entrée dans le monde, avec un tirage de 1000 exemplaires [note]Georges Erwan, « Le Progrès », Presse Actualité, n°39, janvier 1968, p. 34.. S'il est sûr que trois hommes, l'imprimeur Jean-François Chanoine (1808-1864), Frédéric Morin (1823-1874) et Eugène Beyssac (1821-1890), furent ensemble les fondateurs de la feuille, il s'avère difficile d'apprécier leur contribution respective [note]L'ensemble du dossier de fondation du journal a disparu. Dès 1865, dans une lettre adressée au ministre de l'Intérieur (31 juillet), le préfet du Rhône signalait que les pièces étaient égarées. A.D.R, 2T 36.. Le premier apporta le matériel, les fonds et surtout sa caution, sans laquelle le quotidien n'aurait vraisemblablement jamais vu le jour. Son rôle dans la naissance du quotidien n'était donc pas négligeable et certains l'ont en conséquence considéré comme l'acteur principal. Frédéric Morin n'eut sans doute pas lui-même l'idée de créer le Progrès, car bien qu'il ne fût pas inconnu à Lyon, où il avait subi un échec électoral en 1857, il vivait alors à Paris. L'idée appartient soit à Chanoine soit à Beyssac. Mais c'est à lui que ce dernier, en quête de rédacteurs, s'adressa ; ce choix allait marquer les débuts du journal. Car Morin, doué d'une personnalité peu commune, imposa ses méthodes, ses amis et sa pensée [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 7..

Quel rôle la petite feuille austère de la place de la Charité entend-t-elle jouer sous le régime de l'Empire qui semble sans cesse s'affermir ? D'emblée, elle affirmait un triple caractère [note]Les citations reprises ci-après sont extraites du prospectus de lancement du quotidien Le Progrès, reproduit dans les numéros des 12 et 13 décembre 1859.. Le Progrès justifie son titre ; il veut contribuer dans la mesure du possible au développement et à l'expansion de la vie individuelle et collective. Plus loin, le rédacteur en chef J.B.M. Béraud précise, non sans user d'un prudent conditionnel ; pour nous, un peuple éclairé serait un peuple sauvé. Cela n'est pas sans rappeler la tradition du siècle des Lumières tout en annonçant les grands combats de la fin du siècle pour le développement de l'instruction. Le Progrès défendra la liberté. Ce mot apparaît trois fois dans la présentation du nouveau quotidien réalisée par son propriétaire-gérant M. Chanoine. Cette affirmation répétée ne va pas sans rendre un son désagréable à l'oreille du pouvoir et si le mot de républicain n'apparaît pas encore en toutes lettres, on ne peut se tromper sur la tendance politique d'un quotidien pour qui, à l'apogée du Bonapartisme fort, l'amélioration du sort du plus grand nombre... c'est la liberté. Le Progrès sera le journal de Lyon comme l'annonce son sous-titre et il souhaite maintenant grouper et féconder les éléments intellectuels si nombreux qui se trouvent à Lyon. Lutter dans le cadre essentiellement lyonnais pour la défense des idées républicaines, se préoccuper avec un réel souci didactique de la diffusion d'une information sérieuse et conquérir un public, tel était donc le triple objectif que s'assignait le Progrès.

Selon Pierre Labasse, le premier âge du Progrès allait s'achever avec l'année 1863, quand partit Eugène Beyssac, ultime porteur des aspirations originelles après le départ de Frédéric Morin le 18 décembre 1859. Ce fut sur ses épaules que reposa la destinée du Progrès entre 1859 et 1863, il était en quelque sorte le directeur du journal dont il assumait lui-même l'administration. Il fut particulièrement brillant et jamais peut-être le journal ne retrouva l'audience qu'il avait alors [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 31., pourtant, se manifestaient déjà les germes de sa ruine : les exigences contradictoires de l'administration et du public, d'autant plus vives que le projet était grand. En 1863, le Progrès est en France et hors de France une feuille réputée. À Paris, ses relations sont innombrables. Mais à Lyon, les conditions sont moins favorables. Non qu'il subisse une forte concurrence : ses confrères sont en effet plus ou moins étroitement ralliés à l'Empire, et, de l'aveu de la préfecture, assez médiocrement rédigés [note]Ibid.. Mais au sein de l'équipe centrale, remaniée au minimum cinq fois de décembre 1859 à mai 1863, l'instabilité sévit. Elle s'explique sans doute par la position du journal, pris entre deux feux : la préfecture d'un côté, qui regrette une autorisation accordée peut-être avec trop de liberté, et le public de l'autre, qui ne tolère pas de voir déçus les espoirs nés des premiers numéros [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 32.. Comprenant que les goûts du public et les dispositions du pouvoir étaient inconciliables, avait été ébauchée une solution de fortune qui consistait à choisir des collaborateurs qui plairaient, tout en adoucissant celles-ci par des accords discrets : l'aspect le plus important de cette coopération semble avoir été le respect de certaines consignes, comme l'interdiction d'aborder directement telle question au moment où elle était la plus brûlante [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 33.. En outre, le Progrès n'oubliait jamais la nécessité de la prudence, se gardait de se dire républicain, et marquait le plus souvent son hostilité par l'orientation de ses revues de presse ou de ses comptes-rendus bibliographiques [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 36.. Ces concessions faites au pouvoir n'empêchèrent certes pas le Progrès d'atteindre les buts qu'il s'était fixé : si l'indépendance de sa direction était parfois douteuse, son opposition au gouvernement semblait encore fort nette [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 35. et, vers 1863, pénétrant dans divers milieux, le Progrès avait une certaine influence. Seulement les limites étaient nombreuses. Le pouvoir, après l'avoir pour ainsi dire toléré jusqu'en juin 1862, commençait à le frapper systématiquement : un premier avertissement officiel le 24 juin 1862 fut suivi d'un second le 28 juillet de la même année, puis d'une suspension temporaire (deux mois) le 28 novembre 1863 [note]Yves Cau, « Quelques jalons dans l'histoire du Progrès » dans Un grand quotidien dans la guerre, le Progrès, Lyon, Éd. du CNRS, 1979, p. 11.. Qui plus est, les acheteurs manquaient, les variations du tirage révélant semble-t-il une double cause : les caprices des lecteurs modestes, achetant au numéro ou souscrivant des abonnements courts, et la déception d'un public cultivé toujours en quête d'un journal idéal. L'élément bourgeois paraît le plus stable, mais il atteint vite son plafond en raison de la concurrence du Salut Public et du Courrier de Lyon qui à eux deux vendent 12 à 13 000 exemplaires [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 42.. Les cafés constituent le soutient le plus solide du Progrès, s'abonnant en général pour un an ; malheureusement leur nombre n'est pas susceptible de croître indéfiniment. Du côté du « peuple », les débouchés sont plus vastes mais aussi plus aléatoires : là en effet le succès est lié à l'événement pouvant provoquer une hausse spectaculaire de la vente, mais sa narration indispose parfois l'autre partie de la clientèle qui aussitôt critique l'enthousiasme du rédacteur [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 43.. Aussi faudrait-il choisir entre ces deux publics si différents qui ne se rejoignent qu'au moment des élections, moment où le Progrès connaît son tirage le plus fort. Ce choix, un homme est décidé à le faire, c'est Chanoine, le propriétaire, d'autant plus puissant qu'il possède les fonds qui permettent au Progrès de survivre malgré son déficit du moment (17 000 francs de déficit en 1860) [note]A.M.L, I2 59, pièce 101.

2. La prise en main du Progrès par Jean-François Chanoine

Chanoine rompit définitivement avec Morin, Beyssac et tout ce qu'ils représentaient à l'occasion de la première suspension qui frappa le journal, le 28 novembre 1863. Quand celui-ci reparut, le 31 Janvier 1864, ses deux principaux animateurs l'avaient définitivement quitté. Dès lors,

Chanoine mena le Progrès à sa guise, et lui imprima une orientation qu'il allait conserver, de plus en plus accentuée, pendant seize ans. Ce fut le premier grand tournant du quotidien lyonnais
[note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 44.. Ses buts dans la fondation du Progrès paraissent avoir été très éloignés de ceux poursuivis par ses partenaires. Pour lui, la possession d'un journal constituait le couronnement de sa carrière d'imprimeur, dont il était fier, à juste titre. Pour que sa vanité fût pleinement satisfaite, il fallait que son organe fût brillant et atteigne à Lyon l'influence qu'il souhaitait, or il semble que son ambition la plus chère ait été de se trouver à la tête du premier journal de la ville. Sans doute le seul moyen réaliste d'y parvenir était d'acquérir la sympathie du « peuple ».

Chanoine ressentait la nécessité de consolider son entreprise en lui procurant la sécurité et des débouchés plus larges. La sécurité, qui consistait à ne plus servir de cible à l'administration, d'autant plus précieuse que sa clientèle et celle qu'elle entraînait étaient vitales pour la prospérité de l'imprimerie, il la gagna d'abord sans peine. Il donna en effet à M. de Wolffers, nouveau rédacteur en chef du Progrès, le soin d'éviter les écueils, de ne rien compromettre et de montrer une sage modération [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 48.. Parallèlement, Chanoine tenait à conserver la réputation de sa feuille, aussi s'offrit-il le concours d'un écrivain déjà connu : Jules Vallès qui, du 14 février 1864 jusqu'au 30 Janvier 1865 assura la rubrique « Variétés » où se réfugia toute la vigueur du Progrès [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 49.. Malheureusement il ne réussissait pas, si grande fut sa valeur, à susciter la sympathie populaire que convoitait Chanoine. En guise de remède, il semble que le propriétaire et son principal collaborateur du moment aient tenté de se lancer dans une démagogie active à l'égard des ouvriers de Lyon. Ils tentèrent notamment de les contenter par des articles un peu plus vigoureux qu'à l'ordinaire [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 50.. Les conséquences ne tardèrent pas : le Progrès fut de nouveau suspendu pour deux mois, le 3 juin 1864 [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 51.. Cette conquête de débouchés nouveaux, pourtant logique dans sa conception, aboutissait donc à un échec. Elle était incompatible avec les exigences de la sécurité. Et finalement, qu'il le voulût ou non, le Progrès, en 1864, restait lié à son public primitif : les bourgeois républicains ou simplement libéraux.

Le Progrès allait pourtant conserver longtemps encore la ligne que son propriétaire s'était efforcé de suivre. À la veille de la mort de Chanoine (le 20 décembre 1864), le Progrès restait déficitaire, mais une diffusion plus vaste, sans créer de nouvelles charges importantes, semblait encore être le moyen qui permettrait de supprimer le déficit, ne serait-ce qu'en attirant les annonceurs, désormais plus confiants dans l'avenir et l'influence de la feuille. Malgré un premier échec, les dirigeants du Progrès allaient donc poursuivre la « démocratisation » du journal, la considérant comme la seule politique capable de toucher un large public et d'assurer une plus solide implantation locale.

3. Des années incertaines mais fructueuses (1865-1870)

Dans l'histoire du Progrès, les années 1865-1870, apparaissent confuses. Il est impossible en effet d'y déceler de grands tournants mais des oscillations épousant le rythme de la vie politique lyonnaise. Il en résulta cependant une certaine stabilité qui fut bénéfique au journal.

Cette période marqua pour lui un essor assez net, et fut peut-être la plus prospère qu'il connut entre sa fondation et l'arrivée de Léon Delaroche
[note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 56..

Chanoine mort, sa veuve et M. Noëllat, nouveau chef de la rédaction, continuèrent dans la voie qu'il avait tracée : la démocratisation. Ils conservèrent certaines de ses méthodes, notamment l'action directe des rédacteurs et une sollicitude particulière accordée au monde du travail. Le Progrès ouvrait généreusement ses colonnes aux travailleurs ou rendait un service appréciable à l'Internationale, en publiant ses communiqués [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 60.. Mais selon Pierre Labasse, c'était moins le « prolétariat » qu'il cherchait à pénétrer que les élites traditionnelles du « peuple », ceux qui étaient capables d'acheter le journal.

Comme Chanoine et M. de Wolffers, Noëllat comprenait que pour toucher les « petites gens » il fallait leur offrir des articles sensationnels, manifester une vigueur spectaculaire. Mais il sut trouver pour l'exercer des domaines autres que la politique. Il évita ainsi le dilemme contre lequel ses devanciers avaient buté : la popularité ou la sécurité. Il entreprit donc d'exploiter certains thèmes à succès qu'ils avaient soit ignorés, soit dédaignés : les luttes sociales, et aussi l'anticléricalisme. Se fondant sur divers motifs, économiques, politiques ou même patriotiques, le Progrès, spécialement sous la plume de Lucien Jantet, devint de plus en plus violemment hostile à l'Église [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 61.. Cet anticléricalisme, sans base intellectuelle véritable, assez grossier, plaisait à coup sûr au public. Parallèlement, la chronique locale, mieux utilisée, passionnait les lecteurs : elle relatait en effet des incidents qui, comme la brutalité de tel policier ou l'arrogance d'un officier envers les civils, soulevaient leur indignation et alimentaient tout une correspondance entre eux et lui [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 62.. La nouvelle orientation aboutissait donc à un indiscutable succès.

À Lyon, le Progrès possédait désormais une influence manifeste. Son public s'était probablement, lui aussi, démocratisé. Certes, comme il restait bien rédigé - Noëllat et Jantet étant de bons journalistes - des bourgeois le lisaient encore sans rougir ; mais de moins en moins. Les ouvriers, pour qui il avait une sollicitude toute spéciale, l'achetaient peu, mais l'avaient à leur disposition dans les débits de boissons » [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 63.. L'essentiel de la clientèle était formée de « petites gens », artisans, commerçants, employés ou petits rentiers qui, même s'ils ne vivaient pas dans la misère, appartenaient au « peuple » par leur mutualité. C'est à la Croix-rousse et à la Guillotière qu'à la fin de l'Empire il semblait être le plus en vogue. Hors de Lyon, une évolution analogue s'était produite. Le tirage augmentait régulièrement : 2 111 exemplaires en 1865, 5 333 en novembre 1869 [note]Ces chiffres proviennent de A.D.R 2T 8-10. Ces gonflements brutaux montrent bien le glissement de la clientèle vers les couches populaires, et la meilleure insertion du Progrès dans la vie régionale. En 1870, le Progrès n'avait plus son visage des origines ; le journal de haute tenue, prenant modèle sur les organes réputés de la capitale, était devenu un quotidien régional.

B. 1870-1880 : stabilité ou stagnation ?

La chute de l'Empire fut un véritable triomphe pour le Progrès, qui, sous l'impulsion d'Eugène Véron, nouveau rédacteur en chef, avait manifesté un regain de vigueur et d'agressivité. Son tirage doubla ; en janvier 1871, il dépassait les dix mille exemplaires et avait rejoint celui du Salut Public [note]Robert Dubreuil, Les origines de la grande presse lyonnaise, de la dictature impériale à la République opportuniste, 1953, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 144.. Il bénéficiait non seulement de la sympathie du « peuple », mais encore de celle des autorités nouvelles. Malheureusement, l'idylle ne dura pas, et l'avènement de Monsieur Thiers rejeta la feuille dans l'opposition. Cela ne l'amena pas à modifier sa ligne politique. Tandis qu'elle attirait sur elle condamnation sur condamnation, un redoutable rival surgissait, en l'espèce du Petit Lyonnais. De même qu'elle se brisait aveuglément contre la fermeté du régime de l'« Ordre moral », de même elle ne fit rien de sérieux pour éviter d'être submergée. Loin de chercher à élargir son public, elle se rabattit sur le petit noyau de lecteurs fidèles, conquis de 1865 à 1870. D'où une impression de stabilité, mais aussi, de passivité, car ballottée au gré des évènements et subissant la concurrence, elle paraissait avoir perdu son dynamisme.

1. La fixation d'une ligne politique

De 1870 à 1880, le Progrès se trouva confronté à des circonstances très diverses : la guerre franco-prussienne, la Commune, l'Ordre Moral, la République Républicaine. Et pourtant ses réactions, qu'il importe de connaître, n'ont pas manqué d'une certaine unité.

De 1870 à 1880, le Progrès trouva toujours matière à critiquer ou à protester. Il lança d'abord des assauts de front, puis préféra les combats d'arrière-garde, moins dangereux et aussi spectaculaires. L'objet favori de ses attaques était l'État, le pouvoir central quel qu'il fut
[note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 74.. En 1871, il blâma sans aménité le gouvernement de la Défense nationale pour avoir capitulé au nom du pays tout entier, alors que des résistances locales étaient encore possibles [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 76.. Dans la Commune, il vit et approuva la revendication de l'autonomie municipale. Puis il se rebiffa contre la dictature de Versailles [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 78.. Enfin, tandis que la République s'établissait définitivement, il reprocha de suite aux ministres leur autoritarisme et leurs prétentions à l'infaillibilité. Tout se passe comme s'il s'était fait l'avocat des citoyens et des cités contre l'emprise de l'État. N'est-ce pas là une attitude spécifiquement radicale ? [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 87.

D'autres traits caractéristiques mériteraient à ce sujet d'être cités : le souvenir de 1789, la religion du suffrage universel qui devait lui aliéner plus d'un bourgeois libéral, le culte de la raison et l'anticléricalisme qui est dans une certaine mesure son corollaire. Cette évolution vers un radicalisme de plus en plus marqué n'échappa pas aux contemporains, ni à l'administration, qui ne tarda pas à le ranger dans le camp de la presse extrémiste [note]Pierre Labasse, Le Progrès et l'opinion lyonnaise de 1859 à 1890, 1965, mémoire de DES : histoire, Université de Lyon, p. 87.. Le journal lui-même le reconnaissait volontiers, qui avait déclaré - non sans fausseté - lors du départ de Noëllat :

Le Progrès restera ce qu'il a toujours été depuis sa fondation, l'organe inébranlable et dévoué de la démocratie radicale
(Le Progrès 1er- 2 janvier 1870). Cette orientation n'alla pas sans entraîner d'importantes modifications dans le public du journal. Elle l'amputa de nombreux éléments. Vers 1879, le tirage n'atteignait que la moitié de son chiffre de janvier 1871.

2. Le resserrement de la clientèle
a. Le dédain de la bourgeoisie

Depuis quelque temps déjà, les libéraux boudaient le Progrès, refusant de le suivre dans la voie « démocratique » qu'il avait choisie. Ils avaient même essayé de créer un organe conforme à leurs vues. Cependant leur tentative échoua, et, en 1870, ils eurent de nouveau recours au Progrès, qui était la seule feuille d'opposition solide. La situation changea après la chute de l'Empire. Un premier divorce se manifesta à l'occasion de la guerre franco-prussienne, la rupture définitive fut amenée par la Commune. Le Progrès en profita pour déblatérer contre la « classe privilégiée » et exalter les travailleurs à ses dépens. Cependant le dissentiment avait sans doute aussi des motifs plus complexes que les seuls évènements de la Commune, ainsi que Pierre Labasse le sous-entend. Il touchait aussi à la conception même de la vie politique : les masses doivent-elles ou non participer ? En 1869 encore, le Progrès affichait à leur égard un certain mépris ; mais après 1870 il changea visiblement d'optique, d'où le fossé qui alla s'élargissant avec les années.

Les bourgeois libéraux s'efforcèrent donc de créer leurs propres organes. Dès le mois de mai 1871, Édouard Aynard avait fondé le Journal de Lyon que le préfet classait comme « républicain modéré ». Cette feuille disparut à la fin de l'année 1873 mais ses lecteurs ne revinrent pas pour autant au Progrès : ils demeurèrent attachés à cette catégorie de journaux que l'administration appelait « conservateurs » - et dans laquelle elle avait rangé, aux côtés du Salut Public (centre droit), du Courrier de Lyon et de la Décentralisation (extrême-droite), le Journal de Lyon malgré son orientation vers le centre-gauche - par opposition aux quotidiens « radicaux » : le Progrès, le Petit Lyonnais, la France Républicaine (supprimée en 1873). Désormais la coupure n'était plus seulement politique : elle était devenue sociale.

b. La méfiance des classes populaires

Ici ce furent surtout des divergences politiques qui intervinrent. Les meneurs habituels des masses n'avaient plus grande confiance dans le Progrès, manifestement en raison de ses compromissions passées que la publication de certaines pièces des archives de la police politique impériale dévoila à tous. Ils nourrissaient une haine extrême pour les hommes du régime déchu, aussi peut-être pensèrent-ils que le journal n'avait toujours fait qu'un simulacre d'opposition. Pourtant, dans l'immédiat, ces considérations ne furent sans doute pas les plus importantes. Elles furent effacées par la surprise que causa le soutien apporté par le Progrès aux nouvelles autorités. Dès le 11 septembre 1870, en effet, il avait pris ses distances à l'égard du Comité de Salut Public d'origine révolutionnaire qui dirigeait Lyon depuis le 4 septembre. On put déjà noter que les remous de la Commune firent perdre au Progrès une partie de ses lecteurs : les bourgeois, seulement, si les uns lui reprochèrent d'avoir défendu la cause des insurgés, les autres lui reprochèrent de l'avoir abandonné par lâcheté. Le Progrès déçut considérablement les masses, au point semble-t-il que les insurgés du 30 avril 1871 se proposaient d'arrêter Madame Chanoine, Lucien Jantet et Eugène Véron en même temps que le préfet, l'archevêque, le maire, le procureur de la République et tous les journalistes réactionnaires.

Profitant de cette rancoeur, de son prix relativement élevé, et surtout de l'interdiction de la vente sur la voie publique qui le frappa en mai 1873 , un concurrent puissant ruina bientôt l'implantation du Progrès dans les classes populaires : le Petit Lyonnais. Fondé par le libraire Ballay, son premier numéro avait paru le 10 août 1871. D'inspiration radicale, la feuille se montrait pourtant prudente, non seulement par la modération de son ton, mais encore par sa soumission aux chefs de la démocratie lyonnaise, dans les mains desquels elle fut un outil électoral docile. Sans être un journal ouvrier, elle était un journal pour les ouvriers, tenant dans ses colonnes une véritable tribune du travail, avec offres et demandes d'emploi, communiqués des associations, comptes-rendus détaillés des congrès, etc. Bref, contrairement au Progrès elle ne s'aliéna personne, ni l'administration, ni les meneurs, ni les masses. En outre elle présentait de remarquables et redoutables innovations : la première de toute la presse de province, misant sur un fort tirage et réduisant son format, elle fixa son prix de vente à cinq centimes . En mars 1878, le Petit Lyonnais tirait à environ 100 000 exemplaires, soit vingt fois plus que le Progrès ! Dès 1873 celui-ci n'était donc plus le « journal officiel » des travailleurs, les ouvriers en effet ne s'adressent plus pour l'insertion de leurs communiqués au Progrès, les chefs de la « masse ultra-radicale » non plus . Ce rôle était assumé par le Petit Lyonnais surtout, mais aussi par d'autres feuilles locales, comme la République républicaine ou la France républicaine. La première, née le 18 novembre 1871, était également de petit format et de prix réduit (cinq, puis dix centimes) ; elle passait pour l'organe le plus avancé du parti radical, réclamant quotidiennement la dissolution de l'Assemblée nationale et manifestant la sympathie la plus vive pour les communards. Elle finit par être supprimée en septembre 1872, alors que son tirage avait atteint 8 000 exemplaires . À cette époque était fondée la seconde qui, bien qu'elle s'adressât plutôt aux classes moyennes, recevait et publiait pourtant les communiqués des travailleurs. Aussi le Progrès s'intéressa à un autre public. Abandonnant les ouvriers, il se tournait de plus en plus vers la « petite bourgeoisie ».

c. La fidélité des « nouvelles couches »

Amputée de la presque totalité des travailleurs, sa clientèle - les lieux publics mis à part - se composait surtout, pour ne pas dire exclusivement, de gens appartenant à ces « nouvelles couches sociales » exaltées par Gambetta
. De plus en plus massives, elles s'intercalaient entre le peuple et les notables, se distinguant du premier par l'instruction ou une relative aisance économique. Elles se caractérisaient par leur désir d'ascension, mais tantôt la proximité des origines populaires, tantôt l'insuffisance des revenus ou la médiocrité de la culture les maintenaient aux lisières du monde bourgeois, leur en interdisant l'entrée. Elles groupaient les membres de certaines professions libérales, les artisans, les commerçants, les employés, les fonctionnaires subalternes, de petits propriétaires ou rentiers, etc. Ce sont donc ceux que plus haut nous avons appelés les « petites gens ». Ils avaient toujours formé une partie importante du public du Progrès, et leur proportion n'avait probablement pas cessé de croître depuis 1865 aux dépens de celle des « bourgeois » proprement dits. Leur programme politique ne pouvait être que celui des radicaux. Elles craignaient les interventions de l'État, redoutant ses agents et en particulier ceux du fisc. Elles se méfiaient également des riches, des « gros », dénonçant volontiers les « féodalités », leurs tendances aux monopoles et leurs visées impérialistes. À l'opposé, le socialisme les effrayait par ses déclamations contre la propriété privée. C'est à leurs aspirations que le Progrès semble s'être de mieux en mieux conformé : sa ligne politique, son respect du libéralisme économique, son hostilité aux affairistes de la République opportuniste le montrent clairement.

Malheureusement, les journaux qui l'avaient victorieusement concurrencé dans les classes populaires étaient également ses rivaux auprès de ces « nouvelles couches sociales ». Le Petit Lyonnais n'avait pas que des ouvriers pour lecteurs : il avait également des commerçants, des artisans, des employés . Mais le coup le plus rude lui fut sans doute porté par la France républicaine. Fondée en août 1872 par Véron, Ballue et Jantet, qui venaient de le quitter, elle s'adressait exactement au même public que lui, dont elle avait pris les meilleurs rédacteurs. D'aspect plus sévère, et d'orientation intellectuelle plus nette, elle paraît avoir soutiré au Progrès ses clients les plus cultivés, les plus proches de la bourgeoisie. La feuille fut supprimée le 11 juillet 1873 et le Progrès profita de cette mesure, on peut cependant penser que beaucoup de ceux qui l'avaient abandonné pour son concurrent revinrent à lui par nécessité. Si la fidélité au Progrès des « nouvelles couches », de la future « petite bourgeoisie » fut réelle, elle paraît due à la nécessité ou à l'habitude plus qu'à l'enthousiasme.

Vers 1873, la clientèle du Progrès a atteint un équilibre relatif
; la diffusion se stabilisa et ne connut plus les variations fréquentes et brutales d'autrefois. Mais cet état, loin d'être le fruit de nouvelles conquêtes ou d'une consolidation, était la conséquence d'un recul. C'est en mai 1871 que le tirage du Progrès, avec 12 000 exemplaires, atteignit son sommet pour la période 1859-1880, mais bientôt survenait l'écrasement de la Commune et les réactions consécutives, puis la fondation du Petit Lyonnais. Aussi la diffusion se réduisit, et, vers 1873, elle s'installait autour de 4 ou 5 000 exemplaires ; l'Annuaire de la presse française en donne 5 400 pour 1874. Elle resta dans ces normes jusqu'au début de 1881.

C. La naissance d'une grande entreprise de presse (1880-1890)

Avec la mort de Madame Chanoine, survenue le 23 mars 1880, se termine la première période de l'histoire du Progrès : celle d'une affaire familiale, aux moyens et aux horizons somme toute limités. La seconde, destinée à durer beaucoup plus longtemps s'ouvre avec l'arrivée de Léon Delaroche ; elle est caractérisée par la naissance d'une grande entreprise de presse, dont le succès et la prospérité se manifestent encore aujourd'hui. Aussi importe-t-il de connaître les modalités de ce remarquable essor.

1. La nouvelle impulsion
a. L'héritage de Madame Chanoine mis en vente

Madame Chanoine était morte le 23 mars 1880. Elle ne laissait que des héritiers indirects, neveux et petits-neveux qui ne pouvaient partager sa fortune, essentiellement constituée par l'imprimerie et le journal. Ils ne purent probablement pas s'entendre pour une exploitation commune et, après trois mois de gestion par un avoué, nommé administrateur provisoire, l'héritage de Mme Chanoine fut mis en vente. La première tentative, le 16 juin, avec une mise à prix de 200 000 francs, ne donna rien. La seconde, le 7 juillet, commencée à 100 000 francs seulement, aboutit : Joseph Tournery, ancien employé de Madame Chanoine dont la femme était héritière pour 6/48èmes, se les adjugea avec une surenchère de 100 francs. Il avait sans doute pensé que dans de telles conditions l'affaire était abordable. Avait-il effectivement l'intention de s'en occuper ou n'avait-il agi qu'en spéculateur, la dernière hypothèse paraît la plus vraisemblable, car il céda presque immédiatement son acquisition à Léon Delaroche pour 150 000 francs, réalisant ainsi un bénéfice de 50 000 francs.

b. Léon Delaroche (1837-1897)

Assez curieusement, Léon Delaroche est mal connu. Les archives sont muettes à son sujet, ou ne contiennent que des banalités. Les témoignages des contemporains - mémoires, etc. - sont à peu près inexistants. Seuls les journaux apportent des renseignements consistants, mais souvent altérés par les passions du moment ; il est pourtant possible de retracer les grandes étapes de sa vie.

De sa jeunesse, on ignore tout, sinon qu'il naquit à Paris en mai 1837 dans une famille assez fortunée pour lui acheter en 1865 une charge d'agent de change à Lyon et verser 40.000 francs au Trésor à titre de cautionnement. Il fraya avec la meilleure société lyonnaise, et après le 4 septembre, afficha des opinions républicaines modérées. Il avait épousé en 1866, à la mairie de Villeurbanne, une femme d'extraction plutôt simple, Marie Henriette Guéroult, qui plus tard le seconda activement et lui succéda même à la tête du Progrès. Mais il ne fit pas de très bonnes affaires et en 1873 son office fut mis en liquidation judiciaire ; il retourna alors à Paris, où il tâta du journalisme, en étant successivement rédacteur financier au Petit Parisien et administrateur de La Lanterne, et où surtout il se lia avec un groupe de « capitalistes républicains » dominé par un personnage des plus troubles, Édouard Portalis. Celui-ci, après avoir montré autant de hargne envers le gouvernement de la Défense nationale et celui de Versailles que d'indulgence pour la Commune s'était rapproché des bonapartistes, ce qui le couvrit d'opprobre ; en réalité, il était avant tout un ambitieux et un homme d'argent. Désirant contrôler le Petit Lyonnais dont Ballay chercher à se dessaisir à bon prix, il utilisa Delaroche pour en négocier l'achat (mars 1878). L'ancien agent de change constitua une société en commandite simple pour la publication et l'exploitation du journal et de deux feuilles annexes, dans laquelle, sans en être le gérant, il détenait 7.775 « parts d'intérêts et de propriété » sur 8.000 . Bientôt il aurait tenté pour son propre compte une spéculation d'envergure soldée par un échec. Toujours est-il que peu de temps après les « capitalistes républicains » l'évincèrent sans lui verser la commission de 50 000 francs promise en récompense de ses services, lui reprochant d'avoir trahi leur confiance ; un procès eut lieu, qui se termina par une transaction. Delaroche revint à Paris et y demeura jusqu'au moment où il acheta le Progrès.

Rien de très remarquable donc dans son existence avant 1880. Les seuls traits marquants qui s'en dégagent sont une absence complète de scrupules et une certaine habileté. D'ailleurs ces épisodes de sa vie devaient considérablement le desservir : la liquidation judiciaire de 1873 permit plus tard à ses adversaires de le faire passer pour un repris de justice, et ses relations passées avec Portalis et ses amis pour un homme vénal et méprisable... Mais à la tête du Progrès, il allait se montrer un « remarquable animateur » , un parfait chef d'entreprise : Du chef, écrira la rédaction du journal à sa mort, il avait toutes les qualités de décision, de clairvoyance et d'autorité. Il en avait aussi une autre, peut-être la plus importante : l'audace...

c. Un essor fulgurant

Il n'avait pas acheté le Progrès avec l'intention de suivre les traces de Madame Chanoine et de se confiner dans son univers étroit, mais pour en faire une puissante entreprise, pareilles à celles qu'il avait connues à Paris. Son premier soin fut de se procurer de l'argent. Il trouva deux associés, un notaire de Marsanne (Drôme), Pierre Joseph Gauthier, et le président-directeur de l'énorme imprimerie et librairie centrale des chemins de fer, A. Chaix. Ils apportèrent chacun 35 000 francs. Delaroche versa la même somme, en plus de celles consacrées à l'achat du journal (150 000 francs) et au paiement de son cautionnement (12 000 francs). Une société fut constituée, sous la raison sociale « Léon Delaroche et Compagnie », qui était en commandite dans le rapport de Chaix, mais en nom collectif dans celui de Delaroche et de sa femme ; ainsi, tandis que ceux-là ne risquaient que leur mise de fonds, ceux-ci engageaient tous leurs biens. Ces conditions plutôt dures permirent à Léon Delaroche de disposer d'un capital social de 105 000 francs. Il n'avait d'ailleurs pas attendu cet apport pour commencer l'exécution de ses projets.

Il supprima d'abord une des deux éditions quotidiennes, qui, ne différant pratiquement pas de l'autre, constituait une source de dépenses inutiles. Puis, Léon Delaroche pensa qu'avant tout il fallait arriver au tirage le plus élevé possible, et pour cela, faire un journal à bon marché , le volume de la publicité s'accroîtrait tandis que les frais d'établissement du numéro se répartiraient sur un plus grand nombre d'exemplaires. À cette époque, un quotidien se vendait quinze centimes, prix trop élevé pour que la presse pût pénétrer dans les masses populaires, il abaissa le prix du Progrès à dix centimes, le 1er mars 1881. L'amélioration de la vente fut médiocre. Mais, loin de se décourager, il continua sur sa lancée, et le 20 avril il le fixa à cinq centimes. Ses confrères, les autres directeurs de journaux, et pareillement les imprimeurs, l'avaient dissuadé de leur mieux, l'avaient gourmandé même, de courir ainsi à la faillite et de les y entraîner . En vérité le risque couru était énorme, car le Progrès diffusait alors, selon toute vraisemblance, à peine 10 000 exemplaires, tandis qu'il en fallait quatre fois plus pour équilibrer une feuille à cinq centimes. Il l'était d'autant plus que Delaroche, sûr de lui, n'avait pas attendu le résultat de l'opération pour acheter une rotative Marinoni, machine vedette de l'Exposition de 1878. Il reçut dès le 4 mai cette machine qui lui avait coûté environ 30 000 francs et qui, manipulée seulement par deux hommes, sortait 40 000 exemplaires.

Comme il l'avait prévu, l'essor nécessaire se produisit : à partir de l'été 1881 le tirage du Progrès dépassa constamment le chiffre fatidique des 40 000 exemplaires ; il lui arriva même un jour d'atteindre les 50 000, ce qui permit à Delaroche d'offrir en juillet à son personnel et à ses amis le banquet du cinquantième mille. Pour la première fois un journal de province avait abaissé son prix de vente à cinq centimes sans réduire son format, cela fut une initiative révolutionnaire et sans doute une des causes principales du succès : car, présentant une surface deux fois plus vaste que celle du Petit Lyonnais ou du Lyon-Républicain, le Progrès put accorder plus de place à la publicité et donner beaucoup plus d'informations. À l'indolence de Madame Chanoine s'opposent donc la hardiesse et le dynamisme de Léon Delaroche. Tandis que celle-là pouvait vivre tranquillement repliée sur la puissance de son imprimerie et le passé de son journal, celui-ci, gêné au contraire par ses antécédents et peu populaire, n'avait sans doute qu'une chance de s'imposer : faire un coup d'éclat. Et il va le saisir.

2. La conquête d'horizons plus vastes

Il est évident que pour accroître sa vente le Progrès ne pouvait plus se confiner dans le clan radical, qui depuis 1870 lui fournissait la majorité de ses fidèles. Aussi importe-t-il de savoir comment et de quel côté il est allé chercher ses nouveaux clients.

a. Les méthodes

À l'origine de l'essor sont en effet des méthodes originales. Car Léon Delaroche conçut son journal en dehors du contexte politique. Au lieu de s'adresser à des radicaux ou à des socialistes, à des républicains ou à des « réactionnaires », il alla directement aux lecteurs. S'il y eut dans sa réussite un secret, il est bien là : s'être, le premier à Lyon, évadé des chapelles idéologiques, aux adeptes nécessairement restreints, et avoir attiré la clientèle moins en lui renvoyant sa propre image qu'en piquant sa curiosité. Dans une certaine mesure, le Progrès, qui était auparavant un journal d'opinion, devint un grand quotidien d'information ; il faut cependant se garder de tout schématisme et remarquer qu'il ne cessa jamais de faire de la politique. Une manifestation très significative du changement qui s'était produit fut, dès le printemps 1881, la disparition des signatures aux bas des colonnes : désormais tous les textes publiés furent anonymes ; or la personnalité des auteurs était généralement considérée comme une garantie obligatoire de l'orthodoxie de la feuille. Bientôt d'ailleurs il n'y eut plus chaque jour que deux articles de fond. Souvent même, en matière politique, le Progrès préférait les effets spectaculaires aux débats idéologiques ; pour ne prendre qu'un exemple, il apporta une solide contribution à la lutte anti-boulangiste en dévoilant des détails biographiques croustillants concernant les principaux sectateurs lyonnais du général ; ces documents trouvèrent l'opinion. Cette tactique offrait donc un double avantage : en même temps qu'elle concourait activement à la Défense de la République, elle pourvoyait aux intérêts matériels du journal. La majeure partie de celui-ci était maintenant occupée par des informations de toute nature, dont beaucoup manifestaient une pareille recherche du sensationnel : à côté des dépêches de provenances variées, les « faits divers » prenaient une place prépondérante. Les romans-feuilletons n'étaient pas négligés, chaque numéro en contenait deux, couvrant le tiers inférieur de la deuxième et de la troisième page. Léon Delaroche comptait donc attirer un grand nombre de nouveaux lecteurs, par des rubriques plus complètes, plus nombreuses et plus variées.

À ces mutations la grande bourgeoisie, même libérale, resta indifférente. Non seulement elle n'avait plus d'affinités avec le Progrès depuis longtemps, mais Delaroche lui-même, qui n'était pas lyonnais et qui de surcroît était connu dans la ville sous des aspects peu flatteurs, n'éveillait pas en elle la moindre sympathie. Les nouveaux lecteurs du Progrès venaient désormais de tous les horizons du monde républicain, de la moyenne bourgeoisie aux ouvriers. Leur afflux s'explique sans doute en partie par la croissance démographique de Lyon, dont la population passa de 323 417 habitants en 1872 à 401 930 en 1886 ; les arrivants, pour autant que leur implantation (dans l'ensemble Brotteaux-Guillotière) permette d'en juger , étaient plutôt des gens simples. Mais comme cette augmentation (78 500) est à peine supérieure à la progression du tirage du journal dans le même laps de temps (70 000), il y a lieu de supposer qu'elle ne fut pas suffisante. L'essor se produisit grâce à la conquête d'une clientèle « neuve », mais aussi, à n'en pas douter, grâce aux pertes subies au profit du Progrès par ses rivaux.

b. La montée des rivalités ; les résultats

Certains « combats », si on peut appeler cela ainsi, eurent lieu ; ce ne fut pas Léon Delaroche qui les engagea. Il n'avait aucun intérêt à le faire, car la contre-offensive, s'appuyant sur ses antécédents, eût été trop facile. Mais ses rivaux les plus menacés, c'est-à-dire les organes de gauche, parmi lesquels le Lyon-Républicain et le Petit Lyonnais, ne tardèrent pas à sonner la charge. Pourtant, sans peine, le Progrès sortait victorieux des querelles que lui avaient cherchées ses rivaux. L'évolution de son tirage montre qu'elles ne le touchèrent pratiquement pas, comme s'il était resté étranger à ces remous. Elle est en effet caractérisée par une progression régulière : 47 000 exemplaires en 1881, 75 000 en 1882, 110 000 en 1887, 115 000 en 1888, 150 000 en 1893. Deux phases d'expansion brutale, correspondant à l'année 1881 où Delaroche donna « la nouvelle impulsion » et au premier trimestre 1887, interrompent donc des périodes de légère ascension ou même de longs paliers (par exemple 1882-1887) ; on remarque également l'absence de toute régression, fait unique dans l'existence de la presse lyonnaise. Au total, une impression de solidité et de dynamisme !

Cette expansion rapide et durable, qui est l'aspect le plus frappant de l'oeuvre de Léon Delaroche, permit au Progrès d'exercer, en compagnie du Lyon-Républicain, une influence prépondérante dans le Sud-est. Leur domination, vers 1890, n'échappait pas aux contemporains, spécialement à leurs adversaires ; et plus d'un, comme le conseiller général Terver, médecin radical, dénonça publiquement les deux journaux opportunistes qui font malheureusement l'opinion politique dans Lyon et la région.

3. Physionomie du Progrès vers 1890

En 1890, après avoir pratiquement étouffé le Petit Lyonnais et condamné les autres feuilles lyonnaises de gauche à végéter, le Progrès était sur le point de rejoindre par le tirage le Lyon-Républicain ; trois ans plus tard ce serait chose faite. Son expansion inéluctable en dit déjà long sur sa puissance.

a. Puissance et dynamisme

En 1888, Léon Delaroche repoussa une offre d'achat du Progrès se montant à 1.800.000 francs : la valeur du journal aurait donc été multipliée par douze depuis 1880 ! Il n'avait aucun intérêt à vendre l'entreprise qui avait assuré sa fortune. Les signes matériels de sa réussite devenaient tangibles : en 1887 il s'installa dans une belle villa, sise 2 et 4 rues Tête-d'Or, face au parc ; son train de vie augmentait. Mais l'indice le plus sûr de son succès est la modification en juin 1888 des statuts de la « Société Delaroche et Compagnie » . Dès 1885 il avait acquis la moitié des parts appartenant à l'Imprimerie Chaix ; il possédait donc désormais 50% du capital de la société ; un avoué lyonnais, Charles Vincent Chapuis, qui avaient recueilli l'autre moitié des droits de Chaix et ceux du notaire Gauthier, détenait le reste. Les nouvelles conditions (5 juin 1888) étaient très favorables à Delaroche : elles stipulaient en effet que 70% des bénéfices lui seraient dorénavant attribués au lieu de 43,3%, et qu'à l'expiration du contrat (31 juillet 1900) sa femme et lui pourraient, s'ils le voulaient, devenir propriétaires exclusifs du fonds de commerce ; Madame Delaroche était enfin reconnue comme cogérante et successeur désigné de son mari en cas de décès de celui-ci ; en 1890, le Progrès et l'imprimerie sont véritablement leur affaire.

La propriété du journal fut la cause de son enrichissement mais Léon Delaroche n'était manifestement pas homme à thésauriser, ni à se satisfaire d'une situation moyenne. Il semble en effet qu'il ait replacé dans le Progrès l'essentiel de ses gains , le total de ses investissements entre 1880 et 1890 fut au minimum de 185 000 francs. La plupart d'entre eux furent consacrés à la modernisation du matériel. En 1890, le Progrès était le journal le mieux équipé de la presse lyonnaise. Dès 1888, ses quatre rotatives Marinoni, coûtant chacune environ 30 000 francs, lui permettaient d'obtenir 100 000 exemplaires à l'heure. En 1885 il avait, moyennant la somme de 65 000 francs, acquis de l'État le droit d'avoir un fil spécial reliant directement Paris et ses propres bureaux, place de la Charité. Grâce à ces dépenses, sur le moment considérables, il était en mesure de donner à ses lecteurs les toutes dernières nouvelles, les dépêches arrivées dans la nuit, et de réaliser à long terme de substantielles économies par la possibilité, unique à Lyon, de n'avoir qu'une seule édition quotidienne par suite de la rapidité du tirage. Enfin toute l'activité du Progrès était désormais orientée vers la vente, il témoignait d'une remarquable faculté d'adaptation à son public, essayant de le toucher non seulement dans ses comportements politiques mais encore dans sa vie quotidienne. Ainsi, le Progrès n'entendait pas se laisser engourdir par son succès initial. Mais au contraire, témoignant d'une vitalité assez remarquable, il cherchait continuellement à se développer davantage.

b. « Une institution lyonnaise » ?

Vers 1890, à cause de sa réussite, le Progrès commençait peut-être à devenir selon le mot de Jean Couvreur, une institution lyonnaise. Tandis que sous l'Empire il avait souffert de ses compromissions, de son instabilité et de son ton volontiers démagogique, puis après 1870 d'une âpre concurrence qui l'avait enfermé dans un univers étroit et agité, il était parvenu, vers 1890, à être le plus puissant des organes locaux ; en 1897 sa diffusion dans Lyon était supérieure à celle de tous ses confrères réunis. Cette situation aurait presque suffi à lui assurer une place marquante dans la vie de la cité. Il entretenait en outre, depuis 1880 surtout, d'excellents rapports avec les autorités lyonnaises . Léon Delaroche fut fait chevalier de la légion d'honneur en 1889 ; et, dans son cortège funèbre en 1897, figurèrent, à l'exception de l'Église et de l'armée, toutes les autorités. Le Progrès avait également regagné les bonnes grâces des milieux dirigeants lyonnais, de la bourgeoisie républicaine. La stabilité retrouvée, les prises de position démagogiques écartées au profit d'une ligne politique plutôt modérée, y furent pour beaucoup. Mais l'habileté de Léon Delaroche fut déterminante : il sut en effet s'introduire dans les cercles les plus influents de la ville.

Quoi qu'il en soit, la puissance, le dynamisme et la plus large implantation du journal attestaient donc que, dès 1890, il était devenu la grande entreprise de presse qu'il est encore aujourd'hui. La taille de la petite affaire familiale, aux structurent artisanales, s'était démesurément agrandie et avait pris les dimensions d'une véritable entreprise capitaliste, toute entière orientée vers le profit. Un seul peut-être des caractères passés demeurait : l'indépendance.

Grâce à son histoire qui a été retracée en quelques pages, il nous est désormais possible d'affirmer que c'est dans un contexte de forte croissance et de constitution d'un lectorat populaire élargi, que le Progrès lança son supplément illustré le 21 décembre 1890. À la tête du quotidien dès 1881, Léon Delaroche entend redresser sa situation et, pour ce faire, descend sur le terrain de ses concurrents pour leur prendre des parts de marché de lectorat populaire. S'aligner sur le prix de diffusion de son concurrent direct, le Petit Lyonnais, fut de l'avis de tous, la première initiative ; le recours à l'image incarnée par le Progrès illustré, de l'avis de Jean-Pierre Bacot, la seconde et ultime offensive. Il est en effet certain que le lancement d'un supplément illustré fut considéré comme le moyen privilégié de gagner des lecteurs sur les quotidiens concurrents du Progrès. En un temps où se développe une véritable guerre financière et commerciale entre les journaux, tout ce qui assure la vente et est susceptible de l'accroître, pèse d'un poids essentiel. Le supplément illustré a pour lui l'avantage de répondre à un besoin public non encore satisfait. Le Progrès illustré est sur la place rhodanienne le seul à proposer chaque semaine des gravures à ses lecteurs. Si l'on se replace dans le contexte étudié en premier lieu, une telle initiative n'a il est vrai rien d'évident. À la fin du XIXe siècle, on compte en France à peu près 4 800 titres quotidiens, dont 1 800 à Paris et 3 000 locaux et régionaux. Parmi eux, moins d'une centaine vont tenter de lancer un supplément illustré. Le Progrès sera un de ceux là, et s'avérera l'un des plus longs à tenir.

Figure 1 : Affiche de lancement du Progrès illustré. Figure 2 : Le premier numéro du Progrès illustré, 21 décembre 1890.