Causerie

[L'homme le plus riche du monde...]

L'homme le plus riche du monde, l'Américain Jay Gould, vient de mourir. Comme disaient les anciens, il lui est arrivé quelque chose d'humain , périphrase qui signifie qu'en ce bas monde nous sommes tous mortels. La Camarde accomplit son oeuvre de destruction avec une impartialité contre laquelle rien ne prévaut. La garde qui veille aux barrières du Louvre n'en défendit pas nos rois, et l'arme la plus puissante au temps présent, le CHÈQUE, ne saurait arracher les millionnaires à sa faux nivellcuse et incorruptible.

Jay Gould était pourtant bien riche, d'une opulence qui déconcerte l'imagination, à ce point qu'il faut relire les Mille et une Nuits pour se faire une idée de cet immense ruissellement d'or. Vous savez qu'en Amérique les millionnaires sont plus riches que chez nous. Là-bas, ce titre n'appartient qu'aux douillards possédant un million de livres, soit vingt-cinq millions de francs. On ne passe pour être à son aise qu'à ce taux. Or, Jay Gould figure en tête de la liste des capitalistes géants avec une fortune de treize cent-soixante-quinze millions, rapportant soixante-dix millions d'intérêt. Leroi des chemins de fer meurt donc milliardaire. Ah! le bel oncle d'Amérique ! -- s'il ne laissait point d'héritiers et si nous étions vous et moi ses neveux...

Comme ses émules, Vanderbilt, le roi des bateaux, et Gordon Bennett, le roi de la presse, Jay Gould a commencé sans un rouge liard. Sa vie est un prodigieux roman, un exemple extraordinaire des résultats que peuvent donner, en ces pays neufs, le labeur persévérant, l'intelligence et l'audace en affaires et aussi cette force mystérieuse devant laquelle s'inclinait Napoléon Ier : la veine !

Le futur milliardaire avait douze années, tout juste, quand son père, un fermier assez misérable, lui montra la porte de la maison de famille en lui disant : Tire-toi d'affaires comme tu pourras ! Ici tu n'es bon à rien. Et il lui remit pour tout viatique deux shellings -- cinquante sous! -- plus un mauvais vêtement de rechange. Cela fait penser à notre d'Artagnan quittant la Gascogne avec quelques écus et son cheval jaune ! Mais Jay Gould fît bien une autre fortune que le héros du grand Dumas. Les deux shellings ne tardèrent point à faire des petits. D'abord manoeuvre, puis petit entrepreneur, il avait, à vingt-cinq ans, amassé quatre cent mille dollars. Sept ans plus tard, il décuplait son capital en inaugurant par un terrible coup de bourse sa prise de possession de la voie ferrée de l'Erié et sa future royauté des chemins de fer.

Quelque temps après ce fut bien une autre histoire. Une ligne manquait à son réseau. Il l'achète, mais ses adversaires attaquent la vente pour empêcher sa prise de possession. Jay Gould n'hésite point à faire occuper la voie par ses agents et ses ouvriers. Mais, s'il était maître d'une extrémité de la ligne, ses concurrents tenaient l'autre. Ce fut alors une lutte épique, un combat forcené à coups de locomotives lancées à toute vitesse l'une sur l'autre et s'écrasant en un choc formidable et meurtrier. Les machines de Gould étaient les plus fortes et son personnel le plus résolu. Il sortit victorieux de cette bataille sans précédents.

Puis il accapare l'or. En 1873, à la suite de la guerre de sécession, le numéraire devenait rare. Le fils du petit fermier de Rocken-burg prit l'initiative de la hausse. En quelques jours il monte l'or de 140 à 160, liquide avant la baisse, achète, des actions de railways que la crise monétaire avait fait tomber à rien, et sort de là fabuleusement riche, avec l'empire incontesté des chemins de fer.

Il vient de mourir malgré ses treize cents millions. Je disais tout à l'heure que la mort frappait tout le monde avec une sereine égalité. Oui sans doute, mais combien plus cruelle pour des hommes comme Jay Gould qui sont les maîtres du monde ! Là est la revanche des pauvres diables. Elles doivent être autrement atroces encore que pour les autres, les dernières heures de ceux qui tiennent dans leurs coffres toutes les joies, toutes les dominations, toutes les gloires humaines, et qui meurent arrachés à tout cela par un destin inapaisable à coups de millions. J'imagine que Jay Gould a dû passer un bien vilain quart d'heure, en des affres inconnues au commun des mortels, avant d'aller quérir le grand peut-être !

[Les 28 Jours de Clairette]

Voilà des réflexions un peu macabres pour une causerie. Que voulez-vous? on ne peut pas toujours rire, rire comme aux Célestins -- quand on y joue les 28 Jours de Clairette. Allez voir cet amusant vaudeville militaire et si vous n'y pouffez point c'est que vous aurez eu la fâcheuse idée de vous faire accompagner par votre belle-mère.

Clairette est une jeune personne fort délurée qui a trouvé le moyen de faire ses vingt-huit jours en même temps que son mari, dont elle soupçonne la fidélité conjugale. A la suite d'événements assez compliqués, elle revêt les effets militaires du réserviste Benoît, qui n'est pas encore arrivé au corps, et la voilà pour un mois dans un régiment de cavalerie. Or, vous le savez, et Noriac l'a dit : un régiment, pour une femme, c'est deux mille hommes !

Mais les hussards du 33° ne font subir aucun accroc à la vertu de Clairette. Dans ces escadrons-là on n'en veut qu'à la rate du spectateur, qui doit se désopiler follement, bon gré mal gré. Les sous-officiers Alexandre et Gilles-Rollin, le capitaine Homerville, le cavalier de deuxième classe J. Poucet, et enfin la recrue Blanche Ollivier, sont les hussards les plus joyeux du monde. Je vous recommande ce régiment quand vous ferez vos vingt-huit jours. Avec des camarades de lit comme la gente Clairette, vous n'y manquerez point d'agréments !

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