CONFIDENCES D'UN MARI
n.
Me voici donc debout sur le seuil d'un salon resplendissant de lumières ; les langues de feu des girandoles brillent au milieu des clartés que pro| jettent les lampes et les lustres d'emprunt. Les sons I d'un mince orchestre, où dominent la voix pro[ fonde de la contrebasse et les éclats stridents du cornet à piston, noient dans leurs vagues harmonieuses, le murmure des conversations et le froufrou des robes de soie. Des odeurs de pommades et de parfums se mêlent aux senteurs des fleurs dépaysées qui ornent les cheminées et les pieds dorés. Nous pénétrons, ma femme et moi, dans cette atmosphère embrasée ; nous saluons gracieusement le maître et la maîtresse de la maison ; ils sourient tous les deux et paraissent satisfaits. J'en suis vraiment fort aise, car, nous perdant dans la foule, et semblables en cela, à ceux qui nous ont précédé, et à ceux qui doivent nous suivre, nous les oublions
aussitôt.
Ici je cesserai de médire sur le compte de ma femme, elle m'est enlevée par un jeune homme presque imberbe, dont la chevelure est partagée, du front à la nuque , par une raie des plus savantes; il l'emmène en triomphe; elle devient la propriété de ses danseurs jusqu'au signal du départ.
— Si j'étais un philosophe , je dirais que le monde, tel qu'on peut le voir dans les bals, se partage en trois classes distinctes : les femmes désillusionnées, les hommes blasés, puis, les heureux ou les fous de l'un et l'autre sexe, suivant leur âge.
— Pour user d'un langage plus clair et moins prétentieux, je préfère parler tour à tour de la tapisserie, expression trivialement adoptée ; des salles de jeu, et enfin de tous les gens qui figurent comme danseurs et danseuses, en pareille occasion.
— Je salue d'abord avec sympathie, cette ran-
gée de ligures respectables, patiemment assises, majestueusement alignées, tout autour des salons, sur des banquettes trop étroites, triste invention des tapissiers.
Dans un coin, siège une matrone à Pair grave; sa robe de velours noir sied à ses traits fatigués et à ses cheveux grisonnants ; ses gants un peu longs dénoncent l'absence de toute prétention; son bonnet appartient à cette école fleurie, qui tend à disparaître. C'est une honnête grand'in ère venue pour voir danser la lille de sa lïlle. A ses côtés, une dame d'un âge incertain, et dont la taille opulente se drape avec majesté dans les plis d'un chàle de. dentelles, m'inspirait l'intérêt qu'on éprouve en face de la statue de Minerve, la déesse de la sagesse ; mais elle n'en n'a pas la dignité, et quand sa lille passe à sa portée; elle a toujours un pli à effacer dans la jupe, ou une épingle à loger dans le corsage.
Voici une femme qui n'a plus trente ans, mais qui ne peut en avoir quarante. Elle manie d'une main distraite un superbe éventail ; ses beaux yeux noirs inspirent la mélancolie ; son cou gracieux, son attitude à demi penchée semblent trahir de secrètes souffrances. Erreur! elle examine et. détaille les élégantes toilettes qui passent devant elle ; elle est vouée aux chiffons, sans être ni tailleuse, ni modiste. Pour se distraire, elle chiffre le prix des différentes robes qu'elle a vue à Mine X..., additionne, suppute le revenu, déduit le prix des robes et reste embarrassée en face du résultat, qui donne moins que zéro.
J'aperçois en face, une beauté, peut-être quinquagénaire. Elle n'a pas échappé aux ravages du temps, a-t-elle lu l'ouvrage de M. Michelet intitulé la Femme'! je ne sais ; mais elle paraît croire que l'oeuvre destructrice ne procède pas simultanément, et n'a encore atteint que le visage.
Comment se fait-il que toutes ces figures restent tristement alignées dans un espèce d'isolement?
Vîlït de la conversation serait. - il à jamais perdue Je Je crains, et c'est jeter une pierre dans le jardin de ces hommes blasés, qui recherchent les émotions du jeu dans une pièce à l'écart.
.-- Les plus âgés, les plus graves jouent au whist; les plus jeunes sont entassés autour d'une table d'écarté, comme des mouches sur un débris - de viande, par un beau jour d'été. C'est une séance de cercle,; en cravate blanche. Plusieurs de ces jeunes gens, dont les- yeux brillent d'une fiévreuse anxiété, à la lueur, des bougies, jettent volontiers sur le tapis vert, des louis à la douzaine.
La jeune femme si forte en calcul, dont j'ai parlé déjà, trouverait peut-être matière à un problême masculin, qui donnerait le même résultat que le problème féminin.
— Il est onze heures ; les danses deviennent plus animées; la polka succède à la valse, la scotisch'au quadrille. Des jeunes gens affairés, prétentieux, courent comme les aides de camp du plaisir, pour donner leurs ordres à l'orchestre; car le maître de la maison règne et ne gouverne pas.
— Je remarque, figurant dans les quadrilles, un certain nombre déjeunes filles. La joie se peint sur leurs frais visages ; leurs formes sont un peu grêles ; plusieurs sont décidément jolies. Une certaine gaucherie leur donne l'attrait de la modestie et de la timidité. La simplicité de bon goût de leurs toilettes franche sur le luxe de celles qui lès entourent. C'est à peine si l'on remarque chez une ou deux d'entr'elles certaines allures un peu tapageuses, qui révêlent une lointaine parenté avec la famille Benoiton.
Toutes ces jeunes filles rêvent secrètement un mariage, et ont un idéal. Cet idéal est toujours un idéal physique. Dans leur naïveté, elles ne doutent pas de l'excellence du moral.
Cet idéal a des moustaches ou n'en a pas ; il porte une barbe blonde, ou des favoris taillés à l'anglaise; mais il est toujours svelle et élancé; malheur aux soupirants qui prennent de l'embonj)oint. Kassurez-vous ; quand les parents auront parlé; quand ces jeunes filles atteindront leur vingtdeuxième année, elles accepteront sans gémir, un mari petit, trapu, qui aura en perspective une brillante position.
— Parlerai-je maiutenant de cet essaim brillant déjeunes femmes et de femmes beaucoup moins jeunes, qu'on retrouve partout, du 1" janvier au mercredi des cendres. Ce sont celles qu*on désigne sous le nom de femmes du monde; ce sont celles qui se convertissent au printemps, sous l'influence d'une parole éloquente , pour retomber dans les mêmes péchés de mondanité l'hiver suivant. Ici je fléchis sous le poids de ma tâche. -
Je me déclare fort embarrassé en lace de ce groupe gracieux. Je.suis incapable de décrire leurs toilettes, et ce serait le moyen de leur plaire. Je ne suis le mari que de l'une d'entr'elles ; vous connaissez ma faiblesse, et je me sens porté à l'indulgence. Ma femme figure dans cet intrépide bataillon, qui ne supporte bien ni le poids de la douleur, ni celui de h réflexion; mais qui, en revanche, sait résistera toutes les fatigues du plaisir. Ces dames, en général, parlent de leurs danseurs, comme des sportsmen parlent de leurs chevaux. '
— Honneur à ces danseuses, encore jolies, toujours aimables qui sont plus que mes contemporaines, mon cher Guignol, ce sont les vétérans de ces légions légères ; elles luttent contre le. temps qui marche ; elles remontent en nageant, contre le courant de la vie qui les entraîne, et, comme les danseuses du cirque, qui entreprennent un périlleux exercice, elles me rassurent par leur sourire.
Il me resterait bien à parler de la légion des danseurs. Mon Dieu! vous les connaissez, ils se ressemblent tous et le meneur de cotillons est le seul type auquel je dois m'arrèter; il condense en sa personne toutes les qualiiés de l'homme à la mode, tous les avantages du partner le plus recherché. C'est un homme si utile, que les maîtresses de maisons se le disputent, sans le connaître. Son savoir fait autorité ; il est respecté par ses émules comme un chef nécessaire. Il est populaire parmi les jeunes gens, choyé par ses danseuses, comme le serait fvorth, le tailleur pour femmes, transporté de Paris à Lyon.
Il est plus de minuit ; on transpire ; les lampes pâlissent ; des valets empressés accourent pour les mettre à la raison.
Le vide se fait autour des danseurs. Les spectateurs attardés s'enfuient précipitamment. La maîtresse de la maison, qui avait remarqué leur vigilant appétit, ordonne de laisser circuler le punch et le vin de bordeaux, les sandwichs et les petits pâtés.
Plus d'un cavalier conseille trivialement à sa danseuse une consommation qui doit renouveler ses forces défaillantes. Il me répugne de voir une jeune femme, élégante et délicate, absorber ces breuvages réconfortants et ces tranches de jambon. La sylphide perd ses ailes et rentre dans les voies de l'humanité. Son pied, qui boîte légèrement, fatigué par une chaussure trop étroite, n'est plus le pied blanc de la nymphe antique, qui foule le gazon du-vallon solitaire ; son bras me paraît déjà un peu rouge, et n'est plus le -bras gracieux de la chaste Diane quand elle l'arrondit pour lancer le javelot, au fond des sombres forets ; son cou me paraît un peu gros à la base, et n'est plus le col élégant de la Vénus de Médicis. Je m'arrête là ; par une tran - sition brusque, je songe à la nourrice du bébé que j'ai laissé à la maison.
Je donne à ma femme le signal du départ; peine inutile; je m'approche; elle me reçoit gracieusement, me tend la main, me demande un délai que j'accorde aussitôt. Itéias ! elle est un peu coquette, et cette amabilité à mon égard, a peut-être pour objet d'exciter la convoitise et les regrets des admirateurs qui l'entourent. Je m'éloigne en fredonnant, l'air célèbre « En mon bon droit jai conv fiance... » tandis qu'un petit jeune homme, qui veut plaisanter agréablement me compare à Angelo le tyran de Padoue.
Le cotillon commence; je trouve un siège moelleux dans un coin obscur et je m'endors. Je rêve aux grands bois, aux vertes prairies, à la maison située au couchant, où s'abritait mon enfance. Tout me sourit; les animaux eux-mêmes me font fête. Mon vieux chien, mort depuis vingt ans, gambade autour de moi ; mon vieux cheval est
métamorphosé en un brillant coursier, qui me regarde d'un oeil attendri ; les vaches beuglent à mon approche ; les moutons s'avancent au-devant de moi d'un air étonné.
J'ai treize côtes, je suis Adam avant Eve, mais je me léveille en frissonnant. C'est l'heure du départ. Ma femme m'est enfin rendue; elle prend mon bras et nous marchons sur les débris ries toilettes, qui jonchent le sol de ce "champ de bataille. L'atmosphère est bruineuse .et Iroide au dehors. Les cheminées noires se dressent contre le ciel gris, sans laisser échapper le moindre filet de fuméç; on dort. Nous rentrons au logis, lassés, exténués, tandis que nos enfants, qui ignorent les soucis de la vie, dorment d'un paisible sommeil.
Mon esprit, un instant surexcité par les scènes du carnaval, retombe dans sa quiétude, et je me tais.
Adieu, mon cher Guignol, ou plutôt au revoir.
MARCUS.