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    Un Dîner à Saint-Pétershourg

    Partout, à Saint-Pétersbourg, et à toute heure du jour, -- je ne parle pas delà nuit, qui n'existe pas en cette saison, -- on boit du thé, sur la place où des marchands d'eau chaudes ont installé leurs rudimentaires alambics, chez les pâtissiers aussi, dont les gâteaux un peu lourds et chargés de confitures ont besoin d'un puissant digestif.

    Cette remarque nous conduit tout naturellement à parler de la cuisine russe, laquelle n'est pas une des moindres curiosités du pays. On en voit les premiers échantillons dans les buffets du chemin de fer, une fois la frontière allemande délicieusement franchie, sous la forme d'un luxe étonnant de hors-d'oeuvre, dont plusieurs nous semblent des plats absolument sérieux, comme l'esturgeon et le saumon salés, comme le jambon, comme la mayonnaise de homard et la salade de pommes de terre, au milieu desquels s'est égaré un fromage de Gruyère ouvrant des yeux étonnés et humides. Le regard de ce proscrit, presque un compatriote, et dont je partageais l'indignation, m'a toujours fait mal. Car je dus m'y habituer après une première surprise, l'usage étant bien, sur les bords de la Néwa -- l'ombre de Guillaume Tell lui pardonne -- de manger le fromage avant le déjeuner !

    Les zahouskis -- ainsi se nomment ces derniers apéritifs qu'on mange debout, avant de se mettre à table -- sont de vingt sortes au moins, et l'on peut en faire une véritable orgie pour le prix unique de cinquante-deux kopecks, soit environ treize sous, dans lequel est compris celui d'un ou plusieurs verres d'eau-de-vie blanche, légèrement anisée, délicieuse à mon avis, et qu'on avale par-dessus.

    Mais l'idée d'un bon marché extrême de la nourriture en Russie, qu'on pourrait concevoir d'après cet exemple, serait la plus fausse du monde. On y mange, au contraire, plutôt chèrement, au moins dans les restaurants passables et dana les hôtels.

    Les zahouskis sont-ils un leurre à l'adresse des étrangers et une invitation à consommer sans compter ? Je serais tenté de le croire. En tout cas, il est certain qu'ils excitent l'appétit et surtout la soif, laquelle est coûteuse, pour des Français, dans un pays où le vin ne se donne pas précisément. Le nôtre y est toujours en grand honneur, et, en y mettant le prix, on peut boire à Saint- Pétersbourg d'excellent bordeaux et surtout d'excellent bourgogne. Mais la concurrence leur vient cependant des vignes de Crimée et de Bessarabie, qui commencent à donner des produits très acceptables, vins rouges et vins blancs, un peu âpres encore, mais dont la saveur sauvage et franche n'est pas à dédaigner. On fait aussi du Champagne russe, un Champagne rosé qui ne paraît pas composé uniquement avec du raisin. Car on élabore aussi, avec de petits fruits rouges, une boisson mousseuse, le kivass, ayant un parfum léger de cassis, beaucoup plus économique et qui se boit agréablement dans la journée.

    La soupe aux poissons, la ouka, une sorte de bouillabaisse verte dans laquelle le fenouil tient la place de notre safran, ouvre à peu près invariablement le repas à la russe. On la sort en même temps que des petits concombres salés qui font faire une jolie grimace à ceux qui en tentent une rondelle pour la première fois. Ces cornichons, à peine émancipés, emplissent la bouche d'une eau acre qu'on avale uniquement par politesse. Les plats qui figurent ensuite le plus communément sur la table sont le bitoch, hachis de viande qu'on sert avec une sauce brune très épicée, de petits poulets gros comme des pigeons et frits plutôt que rôtis, des cochons de lait grillés, -- une merveille! -- des gelinottes, une façon de perdrix aux pattes velues, qui nous arrive à Paris, un mets détestable, dans la glace, pendant la fermeture de la chasse, mais qui, mangée sur place, possède.comme notre grive, mais clans une chair plus blanche, un délicieux arôme de genièvre.

    Un des plats essentiels dans tout dîner où l'on entend faire quelque honneur à ses hôtes, surtout quand ceux-ci sont étrangers, est le sterlet, ce poisson fabuleux dans nos cuisines des bords de la Seine et du Rhin, et qui ne se pèche que dans le Volga.

    Il fut convenu, entre mes compagnons de voyage et moi, que nous irions en manger un dans le restaurant russe le plus fameux de Saint-Pétersbourg, chez Maloë Tarozlawetz. Cette décision n'avait pas été prise sans quelque solennité, un sterlet de deux livres ne coûtant guère moins de dix roubles, soit quarante francs.

    Il nous parut, en entrant dans le temple du Vatel pétersbourgeois, que l'acte que nous allions faire était plus grave encore que nous l'avions supposé. Dans un salon de décoration sévère, dépouillés à la porte de nos pardessus et de nos cannes par une sorte de Pingard, nous fûmes reçus, en effet, par des garçons silencieux et habillés de noir, comme des diacres, qui nous suivirent avec un respect infini. C'est que l'homme qui vient manger du sterlet est quelque chose là-bas. Allions-nous assister à un mariage ou à un enterrement? Nous ne le savions plus. L'effet était d'un tel comique, qu'en nous asseyant nous éclatâmes de rire, ce qui parut scandaliser le personnel qui nous entourait, nous tendant la carte des mets et des vins aussi gravement que s'il s'était agi de jurer sur l'Evangile.

    Mais le Russe est foncièrement bon enfant, et l'hilarité, entre braves gens, est bien ce que je sais de plus contagieux au monde. Le tribunal, devant lequel nous comparaissions, tout à coup se dérida, et ce fut un débridage général de rates dont les passants avaient, par les fenêtres ouvertes, les bruyants échos. Le plus habile de nous à se faire comprendre -- il a fait plusieurs fois le tour du monde -- recourut bravement à la pantomime, ce qui acbeva de mettre le personnel de la maison dans un vrai délire de gaieté. Jamais Debureau ni mon vieil ami Paul Legrand n'eurent succès pareil. Ayant appris que le sterlet était présenté vivant au consommateur avant d'être jeté aux gémonies des sauces nationales, notre ami imita le clapotement d'un poisson qui se débat, nageoires haletantes, dans un bassin. Le serviteur russe est intelligent et subtil. Un instant après, dans une vasque d'étain, un sterlet nous était apporté, qui battait bruyamment le métal de sa queue, et glissait, en tournant, sur la surface polie et mouillée.

    Il paraît que cette cérémonie a pour but d'assurer le dîneur que son poisson est frais. Voilà qui est naïf en diable. Y a-t-il rien de plus simple que de substituer, au sterlet produit dans le monde, un sterlet de même poids et mort depuis longtemps ? Encore faudrait-il suivre le condamné jusqu'à sa dernière et fumante demeure. On m'assure que les vrais amateurs font un signe avec la pointe du couteau à la tête du poisson pour le bien reconnaître. Est-il donc si malaisé de faire, à son sosie défunt, un stigmate semblable ? Moi, je me connais : si j'étais restaurateur russe, -- ce qui me parait d'ailleurs un état plus lucratif que celui de poète lyrique -- je ne tarderais pas à m'attacher un sterlet que je n'aurais jamais le courage de tuer et qui servirait, pendant vingt ans, à ces salutations au public, à ce morituri te salutant ! pour rire.

    Indépendamment de ce qu'elle a d'enfantin, cette mode a quelque chose de déplaisant pour ceux qui estiment, comme Bossuet et moi (jamais l'Aigle de Meaux ne s'était trouvé en pareille compagnie), que l'homme ne saurait trop dérober, à sa vorace horreur, la forme des cadavres qu'il engloutit. J'aime la galantine et le pâté, non parce qu'ils sont bons, mais parce qu'ils sont anonymes.

    Cette entrée en scène du sterlet vif faillit m'en faire passer l'appétit. Je le vois encore frétillant dans la bassine, se traînant sur son ventre triangulaire et plat, avec son museau allongé comme celui d'une fouine, et de petits yeux désespérés qui lui sortaient du crâne déprimé, et sa robe brune et luisante, légèrement saumonée de rose, et son dos inutilement armé de nervures cartilagineuses ressemblant aux amandes d'un pain d'épice. Car voilà le portrait fidèle de cet innocent requin du Volga, qui dans les vasques de marbre de tous les restaurants russes sérieux, se décolore rapidement par la captivité, au point de devenir transparent et presque rose. J'eus un soulagement quand on emporta le nôtre.

    Notre premier mime reprit ses exercices pour demander un potage en attendant. En secouant sa cuillère vide dans sa bouche et en gonflant ses joues comme un homme qui se brûle, il fut plus rapidement compris encore que la première fois. Le temps de dévorer une douzaine de zakouskis et le potage fut apporté fumant. Des quartiers de poisson y flottaient dans un bouillon aux yeux d'huile parmi de larges tranches de pain.

    Va pour le bouillon ! dîmes-nous en choeur, mais gardons-nous bien de nous gonfler de ce bouilli aquatique qui ne laisserait plus de place au délicieux sterlet.

    Et chacun,poussant dédaigneusement sur le bord de son assiette la partie solide de cette fausse bouillabaise, se contenta d'en humer la sauce, assez parfumée, ma foi.

    Et l'on attendit patiemment le sterlet.

    C'est fort long à cuire, fit sentencieusement Lanos, pour obtenir la patience générale. Enfin celle-ci vintà manquer. Prestement le personnel avait disparu. Nous frappâmes du nbs de nos couteaux sur nos verres.

    Immédiatement un garçon apparut avec un grand plateau où étaient servis le café et le thé.

    Et notre sterlet ? nous écriâmes-nous ?

    Le garçon nous regarda avec des yeux étonnés, puis soudain remplis d'une gaité débordant en larmes.

    Il nous montra, au revers de nos assiettes, les tronçons de poisson que nous y avions amassés sans y toucher. C'était le sterlet que nous avions mangé... ou du moins que nous aurions pu avoir mangé sans le savoir ! Nous n'y mimes aucun amour-propre et nous nous précipitâmes sur nos propres restes. Le sterlet fut déclaré un mets délicieux, unique. Moi, j'aime autant une bonne anguille de Seine. Pendant que nous réparions notre bévue, nous étions, de la part de tous les garçons du restaurant accourus aux portes, l'objet d'une hilarité continue, d'une moquerie bonne enfant, mais évidente, qui nous fit lamper rapidement notre café. Il est toujours déplaisant de prêter à rire, et je crains qu'on ne parle encore quelquefois de nous chez Maloë Tarozlawetz.

    Nous nous consolâmes de cette aventure, aussi ridicule que coûteuse, en fréquentant les restaurants français de St-Pétersbourg.

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