UN MUSEE DE LA MODE
Ce matin, lorsque j'ai demandé qu'on me réservât un peu plus de place qu'à l'ordinaire, pour causer chiffons, notre rédacteur en chef a quelque peu froncé le sourcil. Cependant, comme il est d'un éclectisme assez large... quand il ne s'agit pas de Wagner, j'ai fini par avoir gain de cause.
La mode, du reste, n'est-elle pas un art, un art des plus subtils et délicats, des plus triomphants aussi? Les honneurs vont désormais chercher ses ministres, les parlements en reconnaissent la toutepuissance et nos gouvernants, en honorant la rue de la Paix, son temple, lui doivent... de rester au pouvoir.
A Lyon, le temple de la mode est aux Cordeliers, vous le savez, chères lectrices. Vous le fréquentez en ferventes, vous en admirez les splendeurs et vous en aimez les pompes et les oeuvres. Je suis donc sure que vous attendez avec impatience que votre fidèle Asmodine vous invite une fois de plus en tentation. N'est-ce pas son rôle d'ailleurs? Elle ne fera ainsi qu'imiter les Grands Magasins des Cordeliers qui se sont plu, depuis l'ouverture de la saison, par des
Expositions successives, plus variées, plus attrayantes les unes que
les autres, à éveiller votre curiosité, à vous faire demander, chaque
dimanche : « Mais que pourront-ils donc faire de mieux, dimanche
prochain ? » Ce mieux espéré, ce clou de la saison, je vais vous le
révéler et les lectrices du Lyon Artistique ont la primeur de ce
secret.
Demain lundi, donc, s'ouvrira aux Grands Magasins des Cordeliers le Musée de la Mode, et Musée est bien le mot, car tout ce qui y sera exposé ne sera là que pour le plaisir des yeux, pour faire connaître aux privilégiées qui y seront admises les costumes, les chapeaux, les confections dont, pour presque tous, l'Administra- tion s'est assuré les modèles exclusifs. Aucun des objets exposés ne sera vendu pendant les trois jours que ce musée restera ouvert. On n'y sera admis que sur la présentation d'une carte personnelle délivrée par notre journal, ce qui permettra à nos abonnées et à nos lectrices de pouvoir, sans les ennuis de la foule, inévitable en pareil cas, examiner tout à leur aise les dernières créations de la mode. Je ne devrais pas déflorer le plaisir que les visiteuses trouveront au spectacle de tant d'objets merveilleux ; je ne puis cependant résister au désir de décrire, parmi eux, ce qui m'a le plus charmée, puisqu'on veut bien s'en rapporter un peu à mon goût et à mon expérience.
Voici d'abord un paletot d'une rare élégance. Sur une jupe en linon, application Luxeuil si à la mode cette année, avec dessous mousseline soie même ton, le paletot Grande Duchesse se fait en drap nuance, pastel; ce qui lui donne un grand cachet de distinction, ce sont les applications en dentelle de Cluny qui font tout le tour du vêtement; semis de paillettes ; grand col et volants en mousseline de soie.
Cette riche toilette demande un chapeau de suprême élégance et vous n'avez que l'embarras du choix, mes préférences étant cependant pour le merveilleux Lamballe en paille exotique que vous admirerez. Orné d'une couronne de roses corail, voilée d'une vieille dentelle d'art, il puise une originalité de bon goût dans l'énorme chou rose et velours noir qui en garnit le dessous.
Tout près, c'est un costume Léontine, forme tailleur, avec groupe de plis à la jupe; le boléro, ouvert, est soutaché. A ce costume s'allie très bien le canotier Loubet qui l'avoisine : très grand de bords, en jolie paille naturelle, avec noeud noir et blanc, traversé d'une palme faisan contournant toute la calotte.
Le boléro Beichstadt est du dernier cri. Il est en drap découpé sur tulle avec broderies Cornély; col Médicis et grands revers coulissés en mousseline de soie blanche. Doublure taffetas blanc. Chapeau assorti ; toque forme boléro ; la calotte toute chiffonnée
en soie grège; la passe en guipure ancienne avec contour bleu roy, gros chou satin Liberty assorti aux fleurs.
Le costume Jahel est destiné au footing : robe drap fumée, petite veste avec grands revers dont l'intérieur est en panne cachemyr.
Comme coiffure, il faut admirer combien serait seyante l'amazone nouvelle, paille castor, gros chou satin Liberty même ton, jarretière velours sur la calotte et fantaisie paon.
Le choix des dernières créations pour la mode est considérable, et je me bornerai à citer encore :un chapeau Prunus en crin blanc et paille or, orné d'une guirlande de petites roses exotiques mélangées avec des capillaires; noeud en velours noir et un Lamballe en paille dentelle avec garnitures en mousseline mauve et grosses branches de lilas, tons assortis pastel. Un rêve !
Sur quoi appeler encore l'attention parmi tant de merveilles? J'adore ce collet en drap pastel tout à plis espacés, entre-deux de Luxeuil, garnitures de mousseline de soie crème.
Voici plus loin une ravissante toilette mousseline, soie noire avec incrustations Chantilly, transparent blanc, corsage garni paillettes et velours turquoise; une toilette foulard rouge, impressions blanches, jupe avec volant à plis éventail incrusté d'entre-deux guipure; délicieux corsage entièrement rayé, entre-doux et dentelle formant fichu. Que sais-je encore! Bobes et confections se font, bien entendu, dans toutes les nuances à la mode : sable, khaki, motocycle, pastel, fumée, etc.
Votre choix fait, chères lectrices, une autre surprise vous est ménagée, surprise pratique celle-ci, que les Cordeliers n'ont pas voulu vous faire attendre plus longtemps. Leurs ateliers de couture
ont été complètement réorganisés et ils se sont attaché une coupeuse. très réputée à Paris, véritable artiste, dont les créations ont fait loi et que se sont disputées les meilleures Maisons de la capitale. Sa venue parmi nous veut qu'on en félicite l'administration des Grands Magasins des Cordeliers, et j'avoue qu'en vraie Lyonnaise je suis heureuse de constater que nous pouvons enfin nous suffire à nousmêmes.
Avant de quitter le Musée de la Mode, laissez-moi attirer vos regards sur un élégant déshabillé en lingerie, intercalé nansouck, entre-deux broderie et valenciennes, richement garni de dentelles et de rubans. C'est une des jolies choses qu'en si grand nombre vous pouvez admirer au rayon de lingerie, qui sera si fréquenté ces temps-ci. Ne sommes-nous pas, en effet, à la veille des Premières Communions et si, pour cette cérémonie, événement riche de tant de douces émotions, nous avons voulu nous faire belles, n'avonsnous pas l'orgueil de faire nos fillettes plus belles encore ? A la toilette classique nous chercherons à donner ce je ne sais quoi qui pourra flatter notre amour-propre de mère ; nous n'irons pas chercher la sainte mousseline à l'étranger; celle de Tarare, si réputée dans le monde entier, est plus distinguée.
La robe sera entourée d'une grande série de petits plis: c'est plus coquet. Le bonnet sera garni de petits choux en tulle illusion faisant couronne: c'est moins sévère. Soeur Scholastique fera bien la moue... mais nos enfants seront si jolies!
Asmodine.
Nos abonnées et nos lectrices recevront pour visiter le Musée de la Mode, une carte d'invitation qui leur est adressée par le Lyon Artistique; cette carte, rigoureusement personnelle, est valable pour lundi 2, mardi 3, et mercredi 4 avril.
