LA ROBE
A Lucien FONTAYNE.
C'est le soir. La journée est faite, le travail rendu. Maintenant, Gertrude est libre.
Elle a soupé avec sa vieille mère. Le repas a duré longtemps. Repas de pauvres, plus long que les ripailles de soupeurs ; car, dispersée pour le travail du jour, la famille ne se réunit qu'autour de la table commune -- et l'on mange lentement pour faire durer le plaisir d'être ensemble.
Puis Gertrude a fait coucher sa mère, tout rangé pour le lendemain. Neuf heures sonnent à une horloge, loin. Des voitures passent, allant au théâtre. Les Flamin, les voisins d'à côté, descendent l'escalier, leur lanterne à la main, pour faire la veillée chez le cousin Gaspard. On entend leurs galoches sur les marches de bois. Mais Gertrude ne s'occupe pas de ces bruits du dehors. Elle ne va pas au théâtre; elle ne va pas à la veillée chez le cousin Gaspard.
Elle a bien autre chose à faire, Gertrude... Dans sa chambre, la porte fermée, elle pose la lampe sur le bord de la table, tout près de sa machine à coudre. Puis, ouvrant son armoire, elle en sort une robe commencée -- une robe blanche.
Sa robe de noce... Dire que c'est la sienne,
cette fois !... Après en avoir tant fait pour les
autres, après avoir habillé tant de joyeuses
fiancées, elle travaille pour elle, maintenant.
Chaque soir, la journée finie, quand tout le
monde est couché, elle sort sa robe et, longuement,
les mains tremblantes, elle y travaille
avec amour. Rien qu'à frôler cette étoffe
soyeuse, ses yeux se brouillent, le dé tremble
au bout de son doigt piqué de points noirs...
Elle, l'habile couturière, ne peut pas enfiler
l'aiguille... C'est sa robe de noce.
L'autre jour, elle a eu une peur !... Elle
croyait l'avoir tachée, pensez ! ... Et ce n'était
rien du tout, une goutte d'eau -- peut-être une
larme tombée sur le salin blanc... Une peur...
Car c'est dans un mois le mariage, Frédéric
l'a désiré ainsi, à fin décembre... Il veut commencer
l'année avec sa petite femme, tous deux
pelotonnés dans le foyer nouvellement éclos,
tout chaud... Elle veut bien aussi. Il est si raisonnable,
Frédéric, quoiqu'il ait des yeux de
demoiselle et pas beaucoup de moustache...
... L'aiguille s'enlève, attardée sur une pensée.
La nuit est silencieuse. La lampe baisse.
Dans ce silence, Gertrude entend son émotion.
Elle pense à sa vie finie, à son insouciante vie
de jeune fille qui s'en va, à laquelle chaque
coup de ciseaux qu'elle donne fait une entaille
irréparable. Elle laissera cette chambre qui l'a
vue toute petite, où elle a grandi, où elle a été
heureuse. Elle laissera sa tapisserie bleue dont
chaque guirlande enferme un de ses rêves...
Dans la rue endormie, une porte se ferme. Et
Gertrude tressaille. Il lui semble que cette
porte vient de se fermer sur ce passé.
Alors elle se tourne vers cette robe blanche
qui entr'ouvre l'horizon nouveau, et la regarde
longuement, comme pour lui arracher son secret...
C'est qu'elle sait ce qu'un morceau
d'étoffe renferme de mystères, de larmes ou de
joie. Mieux que personne, elle sait, par l'histoire
des robes, saisir l'intimité d'une vie...
Et ceci lui arrive tous les jours...
On la fait appeler... Vite, Gertrude, une robe
blanche... Et elle voit les beaux épousés, les
yeux agrandis d'ivresse, la tendresse toute
neuve, les cierges allumés, et le prêtre qui étend
les mains :
Je vous bénis, mes enfants. Soyez
heureux.
Puis un coupé s'arrête devant sa porte. Une
jeune femme monte, affairée, les joues chaudes
de plaisir...
Gertrude, il me faut une robe de
bal, pour samedi, sans faute... Oh! quelque
chose de très élégant, vous savez... pour chez
Mme de Lignères...
Gertrude entend dans les
plis de la robe de bal, comme on entend dans
une coquille marine, des rires lointains, des
bruits de fête, de pimpants refrains de valse...
Et bientôt...
Gertrude, une petite robe d'enfant,
un bonnet de dentelles, tout ce que vous
avez de plus ravissant...
Oh! l'heureuse mère,
penchée sur le berceau... Les premières risettes...
les premiers pas...
Puis...
Oh! non, Gertrude, pas de robe
claire... Je n'ai pas le coeur à la gaité, allez!
Pauvre femme!...
... Et puis la robe noire, l'inévitable robe de
deuil...
N'est-ce pas que vous en avez vu, ô robes ! de ces histoires intimes, de ces scènes de chaque jour, auxquelles vous vous associez sans cesse, mettant dans la maison le rire de votre satin ou l'ondeuillement de vos crêpes? Et voilà pourquoi Gertrude, qui sait tout cela, se penche sur sa robe de noce, lui demandant son histoire à elle, le secret de son avenir, ce que cette vie qui va s'ouvrir lui apportera de joies et de tristesses -- et si elle ne regrettera jamafs les jours d'autrefois, et cette chambrette paisible, où la lampe presque éteinte met un recueillement de crépuscule.