DEUX BLESSEES
Elle est toujours vêtue de laine sombre, sans le moindre ornement. Sa chevelure abondante encore et qui grisonne aux tempes, s'enroule en nattes serrées sous une fanchon de tulle noir. Elle n'est point belle et ne l'a jamais été. Peutêtre même aujourd'hui, avec son visage blanc comme l'ivoire, ses yeux ombrés, sa bouche où le sourire ne vient presque plus, vous plairait-elle mieux qu'il y a vingt ans, dans l'épanouissement d'une fraîcheur vulgaire et sous les ajustements de la plus élégante mode. C'est que les douleurs résignées et fières donnent aux physionomies les plus ingrates, un cachet de noblesse qui impose, et des reflets mystérieux qui attirent.
Ainsi : les bonnes gens de Belmary eussent été stupéfaits si quelqu'un se fût avisé de trouver laide et ridicule « notre demoiselle Adrienne. »
A dix-huit ans, comme les autres, Adrienne de Belmary aimait le monde et la parure, les les belles revues militaires sur le Cours,la poésie et les poètes aussi, tout ce qui brille aux yeux, tout ce qui chante au coeur.
Quoiqu'elle fût plutôt laide que jolie, elle avait entendu qnelques propos d'amour et s'était vu fort recherchée en mariage.
Elle allait épouser un beau jeune homme qu'elle adorait: le vicomte de Saint-Hilan.
C'était au bal, le soir même du contrat. Le fiancé, avec un de ses amis, causait à l'écart.
— Eh bien, disait il d'un ton quelque peu inpertinent, tu ne trouves point ma future jolie?
— Elle doit être jolie puisque tu la prends, répliqua l'ami embarrassé. Il me semble qu'elle a un menton fort agréable...
— Allons, fit le vicomte en riant, ne te gène pas mon cher... Je t'assure que le menton n'est pas mieux, que le reste.
— Pourquoi diable, alors, as-tu fait fi de mademoiselle de Grandier, que l'on te proposa l'an passé? C'était presque une beauté de premier ordre à côté de cette bonne Adrienne.
— Oui, mais les pauvres cent-mille francs de mademoiselle de Grandier ne valaient point mon sacrifice. Ici, mon bon c'est d'un demi-millon qu'il s'agit, sans compter un joli lot d'espérances. Est-ce avoir mauvais goût d'aimer le million ? ajouta Saint-Hilan avec un aimable cynisme.
Mademoiselle de Belmary, cachée dans la profonde embrasure d'une fenêtre où elle baisait à son aise le mignon bouquet attaché tout à l'heure à son éventail par le beau vicomte, entendit tout ce dialogue .
Affolée de douleur, elle s'éclipsa du bal avant
; que l'on ait pu y prendre garde, passa comme un
trait entre les domestiques allongés et dormant
sur les banquettes du vestibule, ouvrit la porte,
parut hésiter une minute, puis se mit à courir
tout droit devant elle, longtemps, longtemps.
La nuit était humide et noire. Le chemin,
nouvellement empierré, écorchait ses minces souj.
liers de satin : elle ne sentait rien. Au bout d'un
quart d'heure, elle tombait sur le seuil d'un
édifice sombre comme une prison, surmonté d'une
croix, et sonnait avec force. Un petit guichet
s'ouvrit lentement, et la lueur d'une lanterne
éclaira le visage effaré d'une soeur tourière.
— Ouvrez-moi vite, dit la jeune fille haletante. Je suis Adrienne de Belmary.
La lourde porte en chêne bardée de fer obéit aussitôt, et la religieuse poussa, un cri d'effroi devant cette apparition en toilette de bal flétrie, déchirée, avec cette chevelure défaite, ces épaules et ces bras... Elle fit un long signe de croix, et baissant les yeux, jeta son châle sur ces nudités choquantes. La supérieure appelée, installa maternelle,
ment Adrienne dans sa propre cellule. Avec cette intuition que les vraies femmes gardent — même au couvent — elle flaira un grand désespoir de coeur et fit à la pauvre affligée un petit sermon sur le néant des affections humaines. Celle-ci écoutait sans comprendre. Sa blessure était bien trop vive pour lui laisser une perception complète de ce qui l'environnait.
Une fois seule et un peu resaisie, le premier objet qu'elle distingua dans la cellule ne fut point la tête de mort qui servait aux méditations de la supérieure, mais un petit morceau de glace posé dans l'angle d'une vitre. Elle s'en empara d'un geste fiévreux, s'y mira longtemps en faisant jouer la lumière de tous côtés, et, désespérée, le remit à sa place.
— C'est vrai ! s'écria-t-elle, c'est vrai, je suis laide !... Je n'y avais pas songé.
Pauvre fille ! elle ignorait sa laideur et ne se fut point souciée non plus de sa beauté si elle en avait eu. Simple et bonne, elle vivait pour le plaisir de vivre, elle aimait pour le bonheur d'aimer.
« Non non, ce n'est pas moi que j'eusse choisie si j'avais été un homme... Oh ! mais ce qui est mal, c'est de tromper, ce qui est infâme, c'est de se vendre. Mon Dieu ! mon Dieu ! »
Elle resta toute la nuit, accablée et comme pétrifiée par son immense douleur.
Qu'elle fut, volontiers restée au couvent ! Le couvent! n'est-ce pas le refuge de bien des désespérées, le sépulcre de bien des amours, une sorte de suicide béatifié?... Avec qu'elle pieuse rage, elle eut macéré ce corps, voilé ce triste visage que Robert de Saint-Hilain ne pouvait pas aimer ! ... Comme elle voulait mourir maintenant...
Mais la famille désolée l'emporta sur les attirances du couvent. Adrienne avait l'âme trop bien trempée pour que le chagrin la rendit égoïste. Elle se rappela d'ailleurs cette belle pensée de Madame Swetchine: « Malheur à celui qui peut désirer mourir tant qu'il lui reste un sacrifice à faire, un bonheur à soigner, des besoins à prévenir, des larmes à essuyer. »
Adrienne retourna donc auprès des siens ; mais son coeur brisé, ses illusions flétries, un profond dégoût de tout ce qui jusqu'alors l'avait séduite la tinrent complètement éloignée du monde. Elle entra dans la cohorte décriée des vieilles filles sans un atome de fiel au coeur. La famille gagna
ainsi un bon ange gardien ; les pauvres une infatigable soeur de charité et le vieux curé de Belmary, un partenaire très exact pour son besigue.
Le perpétuel exercice de la charité finit par cicatriser les blessures de l'horrible déception et vous la trouverez presque belle aujourd'hui, belle comme la Mélancolie, cette pauvre affligée, avec son visage blanc comme l'ivoire, ses yeux ombrés, sa bouche où le sourire ne vient presque plus.
Il y avait encore à Belmary, un autre demoiselle très estimée ; c'était Adèle Grandot, la re - ceveuse des Postes. Celle-ci avait eu son roman de trois lignes aussi. Partant d'un point tout à fait différent de celui d'Adrienne, elle était arrivée au même obstacle, tombée dans la même désespérance. Envers Mademoiselle Grandot, c'est la nature qui avait été prodigue et la fortune avare. Toute la jeunesse dorée de son pays papillonnait autour d'elle. Il y en avait un surtout qui lui faisait des yeux... oh ! des yeux si troublants... Toujours elle le rencontrait au bénitier quand elle sortait de l'église, et entre toutes les mains mouillées qui se tendaient jalousement vers elle, c'était à la sienne, à la sienne toujours, et s'en sans apercevoir, qu'elle prenait la petite perle d'eau bénite avec laquelle elle faisait un signe de croix bien distrait.
Elle se crut aimée et aima de toute son âme. Comme elle ne savait pas l'A B C de la coquetterie, elle ne tarda pas à le laisser voir. Tout alla bien, tout fut délicieux jusqu'au jour où la jolie Adèle demanda naïvement à son fervent amoureux : « Quand nous marierons-nous, dites ? »
Le jeune homme reçut cette question comme la douche la plus intempestive. Lui, Gaston de Ferlay, épouser la fille d'un officier qui n'avait pas le sou !
Ah ! Elle était bien bonne ! Il débita à la pauvre enfant une longue tirade émaillée de belles phrases passionnées dont la conclusion était que du moment que Pétrarque n'avait point épousé Lattre, Louis XIV, Mademoiselle Mancini, Lamartine Graziella, etc., etc., le mariage n'était point fait pour les grands amours... « Oh ! quand on s'aime comme nous nous aimons, ma divine Adèle,qu'importe cette cérémonie puérile ?... que peuvent faire à notre infinie tendresse l'écharpe d'un magistrat et le surplis d'un prêtre ?...
Brusquement jetée dans une réalité atroce, Mademoiselle Grandot fut toute meurtrie. Oh ! aller s'ensevelir au fond d'un couvent, dans une cellule étroite ; mourir au monde, à soi-même, en attendant la fin de tout... ce fut son rêve aussi! Mais il y avait derrière elle de gentilles petites soeurs que le commandant, veuf depuis des années et souffrant de blessures anciennes, ne pouvait ni débarbouiller lui-même, ni conduire à l'école. Puis il pouvait manquer bientôt, le vieux soldat... que deviendraient alors les pauvres chéries ?
Adèle entra dans l'administration des Postes, cette nourricière parcimonieuse des veuves et des orphelins intéressants, et eut le bonheur de voir, mieux partagés qu'elle, les êtres aimés auxquels elle s'était dévouée.
Un courant sympathique s'était vite établi entre Adrienne et Adèle. Sans se faire des confidences détaillées, les deux femmes s'étaient tout de suite comprises. .
« Comment ! se disait Adrienne en contemplant son amie avec une naïve admiration, comment ne lui a-t-il pas tout sacrifié, elle qui était si belle et si bonne !. »
« Est-il possible, murmurait Mademoiselle Grandot, avec attendrissement, qu'elle n'ait pu trouver le bonheur, elle si bonne et si riche ?
Le bonheur est aveugle — comme le destin.
Elles veillissent dans une consolante affection les deux pauvres blessés. — Vous les voyez en toute saison, vêtues de laine sombre sans aucun ornement. Leur chevelure qui grisonne aux tempes, s'enroule en nattes serrées sous une fanchon de tulle noir.
On les salue bien bas à Belmary. Jeunes, elles n'ont pu trouver " l'amour d'un seul » ; vieilles, tout le monde les adore...
HENRIETTE DE FANOIS.