Sommaire :

    Nous avons du monde à dîner

    Aidé de Toinette la cuisinière, monsieur a mis le couvert, et il attend madame, qui est sortie depuis le matin. A cinq heures, elle arrive enfin.

    MADAME. - Je me suis hâtée de rentrer, car j'étais sûre qu'il te serait impossible de le tirer seul d'affaire.

    MONSIEUR. - Il est vrai, ma lionne, quand on a du monde le soir à dîner, que c'est plutôt le devoir d'une femme de rester à la maison que d'aller courir les couturières toute la journée.

    MADAME. - Autant dire tout de suite que tu voulais me voir paraître entièrement nue à ce dîner, car il ne me restait rien à me mettre sur le dos.

    MONSIEUR. - C'est bien étonnant qu'à toutes nos occasions de soirées, spectacles ou dîners, il ne te reste jamais rien à te mettre sur le dos. - Il faudrait emplir tes armoires de camphre, puisque les vers te dévorent ainsi tes robes jusqu'au dernier bouton.

    MADAME. - Tu cherches à détourner adroitement la question, et je n'étais pas fâchée de savoir comment tu l'y prendrais pour recevoir du monde à dîner, si par hasard tu étais seul... ou veuf. - Qu'as-tu commandé à Toinette?

    MONSIEUR. - Nous avons d'abord deux énormes maquereaux..., de petites baleines... il n'y avait que ces deux-là au marché. - Puis un beau lapin sauté, un joli carré de veau, une salade et des asperges.

    MADAME. - Mais tout ça forme un vrai dîner de portier. - Tes maquereaux, ton lapin sauté...

    MONSIEUR. - C'est un lapin savant; il appartenait au saltimbanque qui l'a oublié en filant de sa mansarde, dont il ne nous payait pas les loyers.

    MADAME. - Il faudra donc insister devant nos convives pour leur faire bien apprécier que c'est un lapin savant. De plus, pour lui donner meilleur air, nous devons le faire accommoder aux confitures : tu diras que c'est un mets russe... ça nous posera devant le savant M. de Lèchelard, qui adore les choses excentriques.

    MONSIEUR. - Justement, de Lèchelard ne vient pas ; il m'a écrit qu'il faisait ce soir une conférence a la salle Valentino sur le blanc de poulet obtenu par la céruse. - Nous, ne serons plus que six.

    MADAME. - Alors nous avons dix fois trop à manger. (Appelant.) Toinette! (La cuisinière arrive.) Débrochez le veau, il est inutile. (Toinette sort.) Ma mère et ma soeur viennent demain matin, ça fera notre déjeuner.

    MONSIEUR, hésitant. - Oui, mais ce soir nous aurons bien juste, il faudra lécher les plats.

    MADAME. - Au bon moment tu feras l'inquiet, comme si Chevet t'avait manqué de parole. Nous les ferons attendre une bonne demi-heure après le lapin mangé, puis tu prendras un air découragé et tu t'écrieras : Allons, il faut décidément passer aux asperges! Oh! c'est la dernière fois que ce fournisseur a vu mon argent !

    MONSIEUR. - Je dirai plutôt mes louis, ça leur fera croire que c'était un plat impossible !

    MADAME. - Et ils seront les premiers a nous consoler ! - Au moment du café Toinette ira sonner à la porte d'entrée, puis elle viendra nous dire en plein salon : C'est la poularde truffée qu'on apporte de chez Chevel !

    MONSIEUR. - Je sortirai aussitôt comme pour aller laver la tête au garçon retardataire.

    MADAME. - Oui, et tu profiteras de ta sortie pour mettre sous clef les bouteilles entamées que nous aurons laissées sur la table, car je me méfie de Toinette.

    MONSIEUR. - Malgré tout, ils auront un bien piètre festin.

    MADAME. - Comment font donc ceux qui n'ont que du pain et du fromage ?

    MONSIEUR, convaincu par cette raison. - C'est, juste.

    MADAME. - Tu leur remplaceras le rôti par ton vin de Pouillac.

    MONSIEUR. - Mais il n'est plus bon qu'à des conserves de cornichons.

    MADAME. - Il faut cependant bien le finir, ce vin ! on le refuse à la cuisine. Tu leur diras que ce sont les cinq dernières bouteilles qui te restent de la cave de Louis-Philippe; cela leur fera croire qu'ils boivent du nectar, et tu les entendras même s'écrier: Mazette ! il la passait douce, le roi citoyen ! Jamais ça ne rate son effet.

    MONSIEUR, mal résigné. - Tout, cela est fort adroit, mais ça ne remplace pas sérieusement le rôti. - Si tu veux m'en croire, nous ferons rembrocher le veau.

    MADAME, sèchement. - Alors, autant me dire de jeter notre fortune par la fenêtre.

    MONSIEUR. - Pour un carré de veau! c'est de l'exagération.

    MADAME. - Du tout, c'est la vérité sur ton caractère. - Tu as l'orgueil de la magnificence devant les étrangers; si on te laissait faire, aujourd'hui c'est un carré de veau que tu veux leur offrir, ce serait demain un château qu'il faudrait acheter pour les recevoir à dîner. - Oh! je te connais bien, voilà cinq ans que je t'étudie sans en avoir l'air.

    MONSIEUR, prenant son parti. - Allons, soit!

    MADAME. - Comment crois-tu qu'on puisse nous soupçonner d'une telle économie quand on verra notre argenterie, car je veux que toute l'argenterie paraisse sur table, ne fût-ce que pour faire endéver Mme Dulac, si vaniteuse de la sienne, que, si elle l'osait, elle se planterait des fourchettes dans les cheveux pour aller faire des visites en ville. - Il y a aussi Mme Charnu, qui fait sa fière avec sa salle de bains et qui n'a seulement pas de salon : je veux qu'elle dessèche de jalousie au milieu du nôtre. - J'espère que tu as songé à retirer les housses?

    MONSIEUR. - Oui, mais la pendule est détraquée et ne marche plus.

    MADAME. - Tu diras que c'est moi qui l'ai arrêtée à l'heure précise de la mort d'une grand-Tante que j'adorais. - Un pieux souvenir!

    MONSIEUR. - il faudrait maintenant songer à fixer les places des convives.

    MADAME. - Comment veux-tu distribuer ces places ?

    MONSIEUR. - A ta droite, je mets M. Charnu.

    MADAME. - Est-ce que tu crois que je veux de cet homme-là qui fait sans cesse le dégoûté; il a toujours l'air d'èpiler ce qu'on lui met sur son assiette. - Un saint-difficile chez les autres qui chez lui doit manger des cailloux toute la sainte journée !

    MONSIEUR. - il a cependant un bel embonpoint.

    MADAME. - Oh ! une mauvaise graisse ! - A fondre, cet homme-là ne se vendrait pas cher.

    MONSIEUR. - Préfères-tu avoir Dulac pour voisin ?

    MADAME. - Ah ! non ! celui-là m'agace. Il se verse perpétuellement du vin à plein verre, comme s'il avait scié mon bois. - Il ne cesse d'avoir la bouteille et le verre en main... Je ne sais comment, ainsi occupé, il fait pour manger... et cependant il en absorbe, celui-là! Ça disparaît de son plat avec une rapidité à faire croire qu'il apporte avec lui une boîte en fer-blanc où il entasse des provisions. - Ah ! il est toujours à répéter que maintenant il est riche, mais qu'en sa jeunesse il n'a pas souvent mangé à sa faim... Il n'a pas besoin de jurer pour se faire croire... On voit assez qu'il se rattrape. - Si tu n'as que deux pareils voisins à me donner, tu peux les garder pour toi.

    MONSIEUR. - Impossible ! il faut mêler les sexes, et je dois mettre à mes côtés les dames de ces messieurs.

    MADAME. - Comment! j'aurai madame Charnu devant moi ! Ah! si tu veux m'empêcher de dîner, tu n'as qu'à te permettre cela ! Elle me lève le coeur avec sa manière de manger ! Sous le prétexte qu'elle a la vue basse, elle écrase son nez dans l'assiette. - Avec son carreau dans l'oeil et sa tête plus basse que les coudes, on croirait, quand elle mange, qu'elle fait de l'horlogerie fine.

    MONSIEUR. - Mais elle est du dernier myope.

    MADAME, sèchement. - Myope! myope! Elle n'a pas été myope pour ruiner son mari !

    MONSIEUR. - Alors je mettrai à sa place madame Dulac.

    MADAME. - Oui, si tu veux me donner une attaque de nerfs. 11 n'y en a que pour elle à parler. Dès qu'on veut dire quelque chose, elle, vous coupe la parole pour s'écrier : Il m'est arrivé bien mieux que ça Et elle entame sa sempiternelle histoire d'une grande peur, à la suite de laquelle elle a été folle pendant huit jours. - Son « elle a été » me fait rire ! On a bien raison de dire qu'on ne se voit pas... Je croirai que celle-là est guérie quand elle renoncera à toutes ces toilettes voyantes qui, un beau matin, la feront poursuivre parmi boeuf en furie... Je vous demande un peu pourquoi cette longue perche a toujours l'idée de se pavoiser sans cesse de rubans de toutes couleurs ? Son mari a l'air d'avoir épousé un mirliton à la foire de Saint-Cloud.

    MONSIEUR, d'un ton doux.- Allons, sois un peu indulgente. Madame Dulac peut avoir des ridicules mais c'est une honnête femme et une bonne mère de famille.(D'un ton de doux reproches) Car elle a donné des enfants à son mari, celle-là.

    MADAME, vexée. - Parbleu ! elle demeure à trois pas d'une caserne !

    MONSIEUR, qui a fuit la sourde oreille. - Voyons, ma chère amie, il faudrait cependant nous entendre. Nous n'avons que quatre convives, et tu ne les veux ni devant toi, ni à tes côtés... Ce n'est sans doute pas pour les faire dîner à la cuisine que lu les a invités.

    MADAME. - Moi! je les ai invités, moi?

    MONSIEUR. - Toi-même.

    MADAME. - Jamais !

    MONSIEUR. - Si, rappelle-loi, à l'Exposition des volailles ; tu leur as même dit : Acceptez, et vous rendrez mon mari bien heureux. Dame ! moi, je ne pouvais pas crier : Je t'en fiche! Alors j'ai pris mon air bienheureux et ils ont accepté.

    MADAME. - C'est possible, mais ils auraient dû refuser. S'ils avaient ou la moindre notion du savoir-vivre, ils auraient vu que j'étais obligée de les inviter, parce que, devant eux, j'avais fait mon invitation à M. de Lèchelard.

    MONSIEUR. - Dulac l'avait ainsi compris, mais tu as tant insisté que... (Poussant un cri.) Ah! à propos de Dulac. . . (Appelant.) Toinette! Toinette! (La cuisinière arrive.) Remhrochez le carré de veau. (Toinette se retire.)

    MADAME. - Pourquoi donnes-tu cet ordre?

    MONSIEUR. - C'est que je me souviens que Dulac abhorre le lapin aux confitures, et il ferait, ainsi un si triste dîner, que...

    MADAME, sèchement. - Alors, c'est Dulac qui fait, autorité ici! Pour que votre ami puisse se gaver à gogo, la maison sera mise au pillage. (Avec rage.) Il n'en sera pas ainsi. (Appelant.) Toinette! [Elle arrive.) Débrochez le veau! (Elle sort.)

    MONSIEUR, se contenant. - Ecoute, Sylvie, je n'ai pas voulu te contredire devant cette domestique; seulement, je te le répète, du moment que nous avons pris la corvée de donner à dîner, autant nous en tirer à notre honneur. Nous en serons quittes pour ne plus inviter Dulac, puisque son appétit t'effraye, mais pour cette fois...

    MADAME, rageuse. - Jamais votre Dulac ne fera la loi dans ma maison. Il dévorerait l'escalier si on le laissait faire. - J'ai entendu dire qu'il avait déjà mangé deux oncles et une forêt.

    MONSIEUR, d'un ton calme. - Voyons, mon amie, fais cela pour moi ; je te demande que ce carré de veau paraisse sur la table... Tu l'exagères si bien l'appétit de Dulac que je te panerais cent sous qu'il n'y touchera pas. (D'un ton câlin.) Et puis le veau, c'est bien meilleur... froid... le lendemain.

    MADAME, nerveuse. - Oh ! votre Dulac, il y a longtemps que je le guette pour lui faire affront ; aussi, dès ce soir, quand il aura fini son café, je me propose bien de lui dire devant tous : Si vous avez encore faim, la bonne va vous aller acheter de la charcuterie.

    MONSIEUR, la calmant. - Ne te monte pas comme ça, ne te monte pas. (Souriant.) Allons, bichette, fais cela pour ton petit mari qui t'aime... (Signe négatif de madame.) C'est bien décidé... réfléchis... tu refuses de me faire plaisir? (Appelant.) Toinette ! Toinette ! (Elle arrive.) Remhrochez le veau.

    MADAME, furieuse. - Je vous le, défends !

    MONSIEUR, sèchement. - Et moi je vous l'ordonne ! (Toinette reste immobile.) Qu'attendez- vous ?

    TOINETTE. - Il faudrait, cependant vous entendre. Je ne sais ce que ce carre de veau doit penser en allant et en venant ainsi le long de la broche.

    MONSIEUR. - Pas d'observations ! embrochez, ou je vous remercie, paresseuse!

    MADAME, furieuse. - Débrochez de suite, ou je vous flanque à la porte, propre à rien !

    TOINETTE. - Ah ! dites donc, c'est bien assez de servir des Polichinelles qui ne savent ce qu'ils veulent, sans être insultée par-dessus le marché.

    MONSIEUR et MADAME. - Sortez, je vous chasse, insolente, !

    TOINETTE. - Ah! c'est comme ça ! attendez. (Elle court à la cuisine et en rapporte le morceau.) Tenez, le voici votre carré de veau, vous en ferez ce que bon vous plaira...

    Elle le porte sur le crachoir. - A la vue de cette viande, qui cause la querelle, madame, en furie, se précipite dessus et la prend en disant : Tiens, ton Dulac n'en mangera pas!

    (Elle la jette par la fenêtre. - La viande est ramassée par un sergent de ville et portée au commissaire de police, qui la fait parvenir à la préfecture, d'où on l'envoie au bureau des objets perdus. - Dans un an, faute de réclamant, le veau sera remis en toute propriété au sergent de ville qui l'a trouvé.)

    MADAME, en pleurant de rage. - Maintenant, monsieur, vous pensez bien que, pour tout au monde, vous ne me ferez pas asseoir à la même table que le misérable pour lequel vous avez jugé bon de me tyranniser. (Mettant son chapeau.) Vous les recevrez vous-même, vos invités... je vous autorise même à dire que vous êtes devenu veuf tout à coup.

    MONSIEUR, stupéfait. - Où vas-tu?

    MADAME.- Je vais dîner seule au restaurant... chez Probant... c'est plein de jeunes gens aimables, dit-on...

    MONSIEUR, jaloux. - Je verrai bien si vous osez seulement ouvrir un oeil (oubliant ses invites), car je ne vous quitte pas d'une semelle, madame. (Il la suit.)

    Ils sont à peine partis que les convives arrivent. - Ils sont reçus par Toinette qui, ayant perdu sa place, se venge en disant à chacun d'eux : Monsieur et madame m'ont chargée de vous annoncer qu'ils ne seront, jamais à la maison pour vous.

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