GUIGNOL EN COLERE
Dix heures du malin sonnent à l'horloge de l'église de la Charité. Guignol, assis devant la porte d'un de nos cafés à la mode, achève de prendre sa demi-tasse. Il tient à la main d'un air courroucé la brochure de feu Dupin, sur « le luxe effréné des femmes; » Gnafron, qui l'a aperçu de loin, s'avance avec la légèreté d'une souris derrière son vieux camarade, et lui frappant à l'improviste sur l'épaule :
GNAFRON.
Tudieu ! mon vieil ami, ta mine renfrognée Me fait mal augurer du sort de la journée. Qui t'a rendu morose ainsi dès le matin ?
GUIGNOL.
Mon cher, ni plus ni moins que l'oeuvre de Dupin Que voici. (Il lui met la brochure sous le nez.)
GNAFRON (après avoir lu le titre).
Nom d'un rat ! tu es bien difficile ! Selon moi, cet écrit, ravissant comme style, Est, en outre, parfait, divin de vérité ! Enfin ....
GUIGNOL.
Pauvre ignorant ! âne trois fois bâté ! J'admire ta candeur : il suffit qu'on te dise Qu'un homme a du talent, aussitôt ta sottise Va colporter partout, sur un ton doctoral, Que son génie éclipse Horace et Juvénal ; Mais moi qui ne suis point un mouton de Panurge, Je vais dire son fait au Nestor dramaturge.
(Gnafron, épaté, ouvre démesurément les oreilles.)
GUIGNOL, s'animant.
Point n'est besoin, ma foi, d'être un profond penseur, Ou du faible opprimé l'habile défenseur, Pour savoir décocher la mordante épigramme Contre le luxe outré de la timide femme. Ce luxe étourdissant nous le voyons fort bien Sans le secours des yeux d'un académicien ; Et je n'aperçois pas quel mérite il découle A dénoncer un fait qui éblouit la foule.
GNAFRON.
Oh ! d'accord, mais conviens que tous ces falbalas Insultent le haillon qui grouille au galetas.
GUIGNOL.
Double sot ! songe donc que ces riches toilettes, Ces bijoux précieux, ces dentelles coquettes, Représentent le pain de plus d'un ouvrier, Le feu brillant dans l'âtre et l'aisance au foyer, Et que l'or que le riche, à pleine main dépense, Pour se donner un ton de suprême élégance, Anime l'industrie, au commerce dit : Vas ! Mon concours, sois en sûr, ne te faillira pas. Que deviendrait, grand Dieu ! la classe prolétaire Si soudain abdiquant son luxe héréditaire, Le riche ne songeait qu'à conserver son or, Sans cesse agenouillé devant son cher trésor ? La France, hélas ! bientôt, vaste champ de misère, Pourrait donner la main à la vieille Angleterre, Et le peuple en guenille, affamé, sans travail,
Parquerait en plein air moins heureux qu'un bétail !...
Aussi, loin de blâmer le luxe de la femme,
Qu'un im.... prudent osa qualifier d'infâme,
Disons à haute voix : « Anges par la beauté,
« Vous apportez du ciel la douce charité ;
« Cet or que vous jetez, pour embellir vos charmes,
« Dans le réduit du pauvre a séché bien des larmes;
« Et ces larmes du pauvre effaceront un jour,
« Devant Dieu qui voit tout, bien des péchés d'amour! »
GNAFRON, avec enthousiasme.
Tu parles à ravir, (lui serrant la main) Et nom d'une canette ! Les cocottes vont rire en lisant ta gazette !...
(Ils paient leurs consommations et partent bras dessus bras dessous.)
COGNE-MOU.