GRAND CONCOURS
DE COCOTTES ET DE COCODÈS
Rapport de M. Gnafron, commissaire du concours.
Messieurs,
L'appel fait aux Lyonnais a été entendu. L'intérêt pratique que présentait une pareille exhibition était, du reste, trop réel pour que la population lyonnaise n'y apportât ce concours actif et intelligent qui caractérise nos compatriotes si éminemment zélés pour tout ce qui touche la prospérité des entreprises humanitaires et commerciales.
Cette solennité, à la fois pittoresque et touchante, avait attiré une foule immense, qui rivalisait de luxe et d'élégance avec les objets exposés. M. Galland dont le tact et le coup d'oeil sont bien connus, avait disposé les chaises avec plus d'art et de précision que jamais. — Il s'était surpassé lui-même. Un triple rang de sièges suffisait à peine à contenir les flots pressés de soie, de mousseline, de dentelles, de baréges sous lesquels se voilaient ces fleurs qui, semblables à la violette modeste, se trahissaient, par leurs parfums.
Les membres de la commission, dans le but qu'on ne saurait trop louer de se soustraire aux séductions dangereuses des candidates, avaient eu la précaution de mettre à l'abri d'un faux nez l'impartialité de leur décision.
Qu'on ne s'étonne point si je ne livre pas leurs noms aux honneurs de la publicité et à la reconnaissance sans frein des rosières.
A neuf heures du soir, après une inspection minutieuse, les membres du jury se sont réunis dans un local spécial où, après avoir déposé leurs faux nez et s'être livrés à des discussions vives et animées, ils ont arrêté la liste des lauréates.
Puis, reprenant leurs faux nez, ils ont proclamé, aux acclamations de la foule anxieuse, le nom des cocottes primées, dont les parents émus ont répandu des torrents de larmes humides.
Le futur orchestre du Grand-Théâtre jouait alternativement des airs spéciaux composés pour la circonstance, et dont les refrains étaient repris en choeur par une foule idolâtre.
Voici cette liste dont l'approbation du public et desautorités compétentes a justifié suffisamment l'heureux choix :
1re CATÉGORIE. Cocottes huppées.
COCOTTE LORETTE (cocotta aurocincta). Médaille d'or, MARIE FAYETTE, — Bonne tenue. — Beaucoup de , couleurs.—Taille svelte.-Age avancé.—Longs services.
Mention honorable, LOUISE DUBOIS. — Bonne tenue, — Beaucoup de feu.—Action d'éclat. —Fait et défait les ménages.
COCOTTE ACTRICE (cocotta aclricia). Médaille de vermeil, IRMA PETITOT. —Jeu très-animé.—Facilités pour le paiement.
Médaille de bronze , ALICE BABOUCHE.— Tournure de liberté.—Exploitation de mineurs.
COCOTTE GRUE. Médaille d'or, MANON. —Solidité.— Accès facile. — Longs services.
Mention honorable, ex oequo. Les soeurs DUFRESNE. — Nature opulente.—Beau sang. — Spécialité comme animaux de trait.
2e CATÉGORIE. Cocottes enrégimentées.
COCOTTE PROMENEUSE (cocotta ambulaloria). Médaille d'or, CÉCILE DE MORESTEL. — Dévoùment filial. — Belle voix.— Constance infatigable. —Jarret de basque.
Médaille de vermeil , CÉLESTINE LAPLACE. — Facultés , incomprises.—Meneho andalous.—Accueil bienveillant
COCOTTE EN BOCAL (cocotta officinalis) Le mérite de ces estimables gallinacées provenant surtout des soins qui sont apportés à leur éducation, le jury a cru devoir décerner le prix à leurs éducatrices que nous ne nommons pas pour ne point paraître faire de la réclame.
COCOTTE VULGAIRE (cocotta vulgaris).—Les représentantes de cette espèce ne se sont présentées en nombre suffisant qu'après l'heure fixée comme dernière limite du concours. Par conséquent, le prix, a notre grand regret, n'a pu être décerné.
3e CATÉGORIE. Cocottes honnêtes.
COCOTTES ACCIDENTELLES (cocotta accidentalis). Médaille d'or, SOPHIE PRINTEMPS.—Démarche allanguie.— Toilettes soignées. —Prudence et mystère.
Médaille d'argent, ANASTASIE DE VERT-PRE. — OEil incandescent. —Allures équivoques. — Bon garçon.
COCOTTES D'HABITUDES, (cocolla polyandra). Médaille d'or, CAROLINE CRYPTOGAME. — Grande expérience. —Tournure provoquante. - Profil de Livie. —Trois chevrons.
Mention honorable, MADELEINE VETIVERT.—Education soignée. — Traditions de famille. — Persistance invincible.
COCOTTE NATURELLE (cocotta insatiata). Prix unique, médaille d'or, ATHÉNAIS MANDRAGORE. — Sujet précieux. — Aptitudes spéciales. — Espèce rare.
COCOTTE EN HERBE (cocotta originalis). Médaille d'argent, AMANDA NABOT. — Avenir riche en promesse.— Allures vives.
Mention honorable, ALINE LÈVENEZ.—N. B. Le jury n'a accordé à Mlle Aline Lèvenez qu'une mention honorable pour cause d'incertitude dans le classement.
4e CATÉGORIE. Cocottes auxiliaires.
COCOTTE VÉNÉRABLE (cocotta venerabilis). Médaille d'or, ADÉLINE DU PIVERT. — Instinct pécuniaire. — Nombreuses campagnes. —Beaux états de service.
Mention honorable,FELICiE CARCAPOIL.—Vieille grognarde.—Infortunes dignes de pitié.—Nombreuses blessures.
COCOTTES INCITANTES (cocotta serviabilis), CATHERINE PATCHOULY. —Antiquité respectable.— Barbe touffue. —Spécialité de chantage.
Mention honorable, FÉLICITÉ ADOMYCIL. — Sang-froid immuable. —Spécialité de boursicoteurs. -Va-t-en ville.
COCOTTE PANNEE (cocotta pannata). Vu le nombre de sujets qui se disputaient le prix, le jury a décidé que les sommes destinées aux récompenses de cette catégorie constitueraient la première mise de fonds d'une société de secours mutuels pour ces intéressantes créatures.
Aucun prix n'avait été réservé pour les cocodès qui figuraient à ce concours; ils n'y avaient été appelés qu'à
titre de complément et pour montrer l'action déstructure de la cocotte sur les organisations les mieux constituées. Malgré ce rôle secondaire, attribué à ces sujets, la cu- riosité publique n'en a pas moins été vivement excitée par la vue et par l'aspect des symptômes aussi étranges que variés de là cocolomanie dont ils sont atteints.
On a remarqué particulièrement : un monsieur qui entre dix heures et minuit, est entraîné par un mouvement circulaire continu autour de ces dames; l'héritier d'un nom aristocratique qui s'acharne à se déguiser en garçon coiffeur dans l'espoir de conquêtes toujours infructueuses; un homme dans une position honorable qui s'est fait le sigisbé et le valet de chambre d'une cocotte jadis en vogue; un pacifique citoyen, négociant loyal, dit-on, et heureux père de famille qui prend chaque soir des allures de sbire et s'en va longeant sournoisement les murs et sondant d'un air farouche les ténèbres de la nuit; un jeune homme pour lequel il est, impossible de parler des femmes sans commettre les plus bizarres méprises, et sans les confondre perpétuellement avec ses chevaux et ses chiens; un grave personnage, homme d'un âge mûr chez qui la maladie se manifeste par une obstination invincible à se faire appeler de son prénom et tutoyer par ces grandes filles mal élevées; un futur tabellion qui se prépare à ses fonctions en jouant un rôle de niais et de dupe, et enfin une foule d'infortunés qui oublient, régulièrement 24 heures par jour, qu'ils sont les maris de femmes jeunes, spirituelles et aimables pour courir en faméliques après des marionnettes peintes et plâtrées, souvent laides et vieilles, et la plupart du temps bêtes ou malignes.
La foule étonnée, se pressait autour de ces étranges maniaques et, à en juger par l'attention qu'elle apportait à ce spectacle, on a lieu de croire que celte partie de l'exhibition ne lui a pas paru la moins intéressante; souhaitons, en terminant, qu'elle ne soit pas la moins utile.
GNAFRON.