GUIGNOL EN COLÈRE
REVUE SATIRIQUE
Gnafron entre chez Guignol; celui-ci est en train de peigner el de teindre sa cadenette; il est rasé de frais, il a mis unp eu de fard sur ses pommettes afin que ses yeux aient un éclat plus vif, il a suspendu trois grelots à sa coiffure à soufflet ; sa trique s'est métamorphosée en jonc flexible ; on pourrait se mirer dans le cuir verni de ses souliers ; leurs boucles d'argent ont des rayons de lune ; par extraordinaire ses mollets ont pris de l'embonpoint. Gnafron émerveillé le regarde un instant, muet comme un confident de mélodrame, puis lui adresse la parole en ces termes :
GNAFRON.
Est-ce que par hasard, Guignol, tu te maries? GUIGNOL, bégayant un peu.
Mais, pardieu !.. tous les jours !.. comme dans les prairies
La vache et le taureau c'est la mode aujourd'hui,
Je suis la mode et vais où le bonheur a lui,
Où le bonheur m'attend.
GNAFRON stupéfait.
Tu m'en contes de belles !
Nous allons donc laisser reposer nos tavelles ?
GUIGNOL prenant une pose de grand seigneur.
Oui ; nous les salissons en longeant, les ruisseaux.
Et puis c'est la saison où chantent les oiseaux ;
Les chiens tirent la langue, arpentant la banlieue
En époussetant l'air du plumeau de leur queue;
Je fais comme les chiens, c'est la mode aujourd'hui,
Je suis la mode je vais où le bonheur a lui,
Où le bonheur m'attend !
GNAFRON indigné.
Ah ! ça ! vieil hypocrite ! Deviens-tu fou, niais, idiot ou spirite ? Je
Remonte à la raison, il en est temps, mon cher.
GUIGNOL qui a terminé sa toilette.
La raison des raisons c'est l'oeuvre de la chair !
Vénus et son bambin gouvernent ce bas monde ;
La femme,à tous les rangs, rousse, châtaigne ou blonde. Tient, dans son gorgeron les clés du Paradis ! Ce n'est, pas autrement, c'est comme je le dis. Le serpent, de l'Eden n'est point une chimère ; Eve a toujours raison : cette bonne grand'mère
Rajeunit constamment; tout le sang de son coeur la Passe de fille en fille et du fruit à la fleur.
Que cette loi d'amour est attrayante et douce !
Plus on mord à la pomme el plus elle repousse.
0 serpent de l'Eden ! tu n'es point un serpent, Tu n'es point Lucifer, cet affreux chenapan
Qui brouille tout en bas, de tout fait un mystère : C'est un pépin du Ciel qui tomba sur la terre :
Le pommier grandit vite, el les femmes depuis
Donc, au revoir, Gnafron, je vais chez ma maîtresse Poser ma cadenette à l'ombre de sa tresse :
C'est un blond chérubin, qu'on n'a point copié, Aux jambes de levrette, avec un petit pied...
GNAFRON.
Elle est donc sans mollets ?...
GUIGNOL.
Sans mollets, c'est possible, Mais sa cheville est fine et sa taille flexible;
GNAFRON.
As-tu fini?
Voudrais tu t'enrôler parmi les Cocodès ?
GUICNOL.
Notre siècle n'est pas celui de Périclès.
GNAFRON.
C'est donc quand les cheveux quittent ta cadenette, Que tu te fais matou courant après minette?
GUIGNOL.
Mon cher, chacun son goût, la nuit comme le jour,
toi, tu liches le vin, moi, le parfait amour.
Sans la variété, l'existence est morose;
Il faut bien, ici bas, qu'on liche quelque chose.
» Jouir c'est exister, que l'amour soit doublé, »
A dit certain héros du poète grêlé;
Sa maxime me plait, je la mets en pratique ;
Je suis épicurien et connais l'esthétique;
Le mal n'existe pas, sinon pour les peureux;
L'idéal, c'est la femme!
GNAFRON.
Et les moeurs, malheureux!...
GUIGNOL.
Ce sont les bonnes moeurs qui fonl les têtes chauves;
Demande aux farfadets qui hantent les alcôves Ce qu'ils pensent entre eux de madame vertu ,
Ils te répondront tous : Pouah ! ou turlututu !...
Que celle que l'on prend pour sainte dans la rue,
La crinoline a bas, ne monte qu'une grue ; Que le dernier venu se croira le premier, Parce que la donzelle a fardé son fumier; Enfin ils te diront que la pudeur est bête
De mettre, quand il pleut, sa jupe sur la tète,
Qu'en voulant éviter un rhume de cerveau, On s'enrhume autre part et que ce n'est pas beau.
GNAFRON, tombant des nues.
Tu te corromps, mon vieux, songes-y, tu te vautres
Dans l'ordure à plaisir.
GUIGNOL.
Je fais comme les autres!
Je suis fils de mon siècle!
GNAFRON.
Hélas! tant pis, tant pis!
GUIGNOL.
Le grain de blé pourrit pour donner des épis ;
De la corruption naissent de grandes choses; C'est le jeu du progrès et des métamorphoses, Et je veux me corrompre et me mêler au tas De fumier pr paré pour les champs d'ici-bas.
Tiens, lorgne-moi ce vers qui scèle ma tartine : Le vidangeur de Dieu va vider la sentine !.., GNAFRON outré.
Il estf ou,sacre bleu!.. Muselons l'effronté Qui nous parle du vice en sceptique éhonté ! Il l'a dit, l'animal : Il fait comme les autres ! Niez donc l'exemple enfante des apôtres... Triste époque, où les sens dominent la raison, Où l'amour et la foi désertent la maison, Où l'esprit étouffé laisse agir la matière Et ne voit que néant au seuil du cimetière !..
Vas, vice ! trône en roi !.. Mais toujours, pourras-tu Cracher impunément au nez de la Vertu?..
COGNE-MOU.