I.
Madame Jenny Targette.
Qui ne l'a pas rencontrée au moins une fois, rue de Bourbon ou rue Impériale, guignant amoureusement les fichus, les colifichets, les riens, les bagatelles, les mille chiffons dont la mode fait des armes à l'usage du sexe; patelinant de l'oeil et du sourire les pimpants Amadis posés en vedette sur le seuil des magasins de nouveautés, agitant son ombrelle pour saluer de loin une connaissance intime, ou enlevant à deux mains ses jupes brodées, festonnées, dentelées pour traverser un ruisseau imperceptible.
A la voir s'avancer radieuse, tout enveloppée d'étoffes claires à la façon des sveltes créatures d'Ossian, glissant sur le sable des promenades ou sur le bitume des trottoirs avec l'allure d'une divinité, les lycéens, les mineurs, les clers d'avoués, de notaires, les novices enfin se raidissent sur leurs pantalons collants, régularisent le
noeud d'une cravate ambitieuse, se passent la main dans les cheveux, aiguisent leurs regards et, en lui faisant place, s'inclinent, et disent:
Voilà la femme rêvée !
Et ils la suivent, et ils admirent, les malheureux ! la dignité du maintien, la grâce de la démarche, l'admirable dessin du corsage et cet indescriptible mouvement de hanche, que les femmes comme il faut ont pris aux filles.
Ils ne se doutent guères, les innocents ! que la dignité du maintien dépend de la raideur de deux buses placés l'un dans le dos, l'autre dans le devant de la taille ; que la grâce de la démarche est due à l'élasticité d'un juponBenoiton ; que les lignes voluptueuses de la poitrine sont l'affaire d'un fabricant de corsets plastiques ; que la fraîcheur du teint est une mixture de blanc de céruse, de cold-cream, de rouge végétal, etc., etc., et que ces perfections qui les éblouissent sortent de chez les marchands.
Pour ces infortunés, Madame Jenny est le prototype de la phâme dans toute l'acception du mot; c'est un être ailé, doré, diapré, éthéré, gazeux, nuageux, frileux, méprisant la terre, couchant avec les étoiles, vivant des baisers des anges, et ne consentant qu'à de rares intervalles se laisser approcher.
Ils ne savent pas, les pauvres petits, que leur ange est soumis à une sorte de régime dont l'oubli, un seul jour, pourrait lui faire perdre sa réputation de femme à la mode; par exemple, qu'elle ne peut dormir que quatre heures au plus et sur matelas de crins, parce que le lit lui irrite la peau ; que sitôt levée, elle prend un bain de son pour se l'adoucir — la peau ; que le coiffeur passe une heure à peigner, brosser, lustrer, frizotter, ondoyer une perruque posée sur une tête de bois et une autre heure à en coiffer leur idole ; que la femme de chambre travaille toute la matinée pour brider, ficeler, fagotter et maintenir dans de justes bornes une taille rebelle, pendant que la divinité essaie dans la glace son demi-sourire, ce demisourire destiné à cacher un chicot dont Duchêne, n'a pu se rendre maître et qui jure au milieu de son râtelier tout battant neuf.
Pour nous qui avons pénétré dans sa vie privée sans néanmoins démolir le briquetage (que nos confrères du grand format se rassurent) derrière lequel s'élabore péniblement cette beauté célèbre, nous pourrions nommer les ingrédients qu'elle emploie pour, à quarantequatre ans, n'en paraître que vingt-cinq ; vous dire les recommandations qu'elle fait à voix basse à sa tailleuse, à sa lingère et à son bottier ; vous apprendre à quel chiffre monte son budget mensuel, et quelles sommes elle affecte à payer la discrétion de ses fournisseurs. Mais que dirait son mari un brave homme qui à tout juste la perspicacité de Georges Dandin, et qui croit, le vieil enfant, qu'avec quatre cents francs par mois, une femme peut tenir haut le sceptre de la mode. Que dirait surtout cette jeunesse braque qui s'imagine bonnement qu'une adoration perpétuelle et un dévouement sans bornes peuvent toucher une femme du monde.
Allons donc, vieux maris et jeunes soupirants, apprenez, si vous ne le savez déjà, qu'il faut aux Benoitonnes de plus sérieux et de plus utiles holocaustes !
COLOMBINETTE.