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    CAUSERIE

    Lyon, 30 septembre 1896

    Il n'est pas trop tôt que le Czar arrive chez nous. D'abord parce que la France entière l'attend avec une impatience passionnée. Et encore parce que si les choses vont toujours du même train, si on continue à allonger indéfiniment, d'une façon parfois saugrenue, le programme de sa visite, le malheureux souverain sera loin de faire un voyage d' agrément.

    Dans les détails aujourd'hui arrêtés, le coté officiel est déjà surchargé effroyablement. Sans doute il était difficile de faire autrement. Mais de grâce, qu'on n'aille pas augmenter la part si large dès maintenant consacrée aux présentations des grands corps de l'Etat. Ce sont choses sur lesquelles l'empereur de Russie est assurément blasé. Ce qu'il en a vu dans ses voyages de grands corps d'Etat, ce qu'il en a subi de réceptions solennelles et de séances organisées en son honneur ! Comme le sous-préfet aux champs saturé de comices agricoles, il doit aspirer au petit bois où il lui serait loisible de se mettre à son aise et de redevenir simple mortel.

    Hélas, c'est la seule joie à laquelle il ne puisse atteindre et que nous ne saurions lui donner ! Seulement, ne faisons pas déborder le calice des plaisirs officiels. Voici qu'on parle de lui mener voir une audience solennelle de la Cour de cassation pour donner au troisième pouvoir, le « Judiciaire », l'occasion de présenter ses hommages à notre hôte, tout comme l'Exécutif et le Législatif. On invoque le bel effet que produirait la Cour en robe rouge, massée sur le grand escalier du Palais.

    Il me parait que cette revue de robins laisserait le Czar plutôt froid, d'autant plus qu'il aura déjà affronté la séance de l'Académie française et l'aspect des Immortels en habits verts, discutant le Dictionnaire, l'éternel Dictionnaire qui en est encore au mot Amour. Cette volupté suprême lui suffira sans doute.

    On a parlé également de lui offrir comme spectacle sensationnel le Parlement réuni tout entier, Sénat et Chambre, dans la salle du Congrès. Encore un numéro à supprimer ! La contemplation de M. Faberot, ou de M. Camille Pelletanmême de M. Couturier est un bonheur dont l'Empereur de Russie peut se priver sans regrets. A moins que cette séance solennelle n'eût amené une interpellation et une crise ministérielle. Le Czar eût vu de la sorte comment on renverse un gouvernement et c'eût été pour lui une représentation inédite. Et puis quel prestige pour nos institutions !

    Ah ! si le Czar n'était pas victime résignée et obligée de l'étiquette, si sa grandeur ne l'attachait pas au rivage, je suis bien sûr qu'il eût voulu un autre programme pour son voyage de noces. Avez-vous lu, dans le Progrès, l'histoire charmante, la délicieuse idylle sentimentale de son mariage ? Car il a fait un mariage d'amour cet arbitre tout-puissant de la politique du monde, qui semblait voué d'avance à quelque union d'intérêt international imposée par la raison d'Etat. Séparé par la différence des religions de la princesse de Hesse, qu'il aimait dès l'adolescence pour sa beauté, sa grâce et sa distinction, il sut la conquérir à force de tendresse persévérante, au bout de quatre années d'amour fidèle, malgré l'éloignement, les résistances et les obstacles.

    Ce roman si sincère, si frais, si humain, vécu par un être que la grandeur souveraine de sa situation fait exceptionnel, nous dévoile son coeur. Il est resté homme, bien qu'il soit séparé de l'humanité par la toute-puissance, par une élévation sans rivale et formidable. Il est jeune, il est bon, il aime sa femme. Comme il voudrait pouvoir dépouiller pendant quelques jours l'appareil impérial, s'affranchir des pompes solennelles, et vivre un peu pour lui et pour Elle, dans ce divin Paris, si délicieux quand on est deux amoureux ! Que ne donnerait-il pas pour se promener librement sur le boulevard, sa femme à son bras, comme un couple bourgeois en lune de miel ! Et quelle exquise soirée, s'il pouvait aller à deux dans une baignoire des Variétés ou du Gymnase, au lieu du gala et du demi-gala de l'Opéra et de la Comédie dans les somptueuses loges organisées par le Protocole !

    Il semble que pour rester vraiment Français et faire preuve d'une galante hospitalité ingénieuse comme à notre ordinaire quand on ne nous guinde pas, il conviendrait de ne pas trop encombrer notre visiteur par des réjouissances dans le genre des séances de la Cour de cassation ou de l'Académie.

    Et même, pour tout dire, j'estime que le meilleur jour du programme eût été celui dont on a parlé comme ne devant pas avoir de programme du tout. Il a, en effet, été question d'une quatrième journée que le Czar se serait réservée pour échapper aux étreintes des grands corps de l'Etat.

    Mais la nouvelle en est démentie. C'est dommage. Car ce jour-là seulement il eût goûté vraiment Paris et la France...

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