CHRONIQUE DU CHIFFON
Le Concours hippique. — Adieux sincères. — Les toilettes.
C'en est fait, mes belles, l'enceinte du concours hippique a eu les honneurs de la démolition. Nous ne le verrons plus. Fini et ' bien fini pour ces élégantes réunions, prélude merveilleux des fêtes d'été illustrées de brillantes toilettes.
Les conseillers municipaux de notre bonne ville, farouches démocrates à barbes incultes, à redingotes râpées de pédagogues doctrinaires, ont refusé toute proposition de la Société hippique française.
Ils ne savent pas, les vilains, que nous n'avons pas déjà tant d'occasions d'exhiber nos toilettes et que point n'était la peine de nous enlever encore celle-ci. Quel mal, après tout, faisait donc à ce bon conseil l'enclos qui, pendant huit jours, emprisonnait une partie du cours du midi.
On nous dira qu'il gênait la circulation et nuisait au commerce des petits boutiquiers des environs.
Quelle naïveté ; et qui donc ose nous alléguer de si bénévoles raisons? Je ne sache pas qu'il empêchât aux habitants de Perrache de vivre comme d'habitude, au petit peuple de fréquenter les estaminets environnants, ni aux épiciers de vendre des radis. Bien au contraire, ces réunions nous obligeaient à des frais de toilette — huit costumes pour les huit jours;. — De plus elles attiraient à Lyon pas mal d'étrangers riches. Qui donc profitaient de toutes les dépenses occasionnées, sinon le commercé lyonnais ?
Et puis il s'y concluait des mariages, ce que je ne vois pas d'un très mauvais oeil, quoique je sois vouée au célibat par mon état de bas bleu, une création, dont je vous parlerai un de ces . jours. Quoi qu'il en soit, on s'y mariait; les belles filles de l'industrie et du commerce lyonnais y devenaient amoureuses de l'épaulette.
C'est que c'est beau un cavalier, un homme qui sait monter à cheval! La femme déteste la cravache, mais elle ne craint pas qui sait la tenir en main. Un journal parisien a calculé qu'il s'était conclu deux cent vingt-deux mariages au concours de l'année dernière, dont trentetrois avec des officiers.
Enfin, il paraît que nos conseillers vertueux ont une meilleure façon de servir la maison que les ministres espagnols qu'apostrophait Ruy Blas.
Habitants de Lyon, saluez le concours hippique et les chevaux qui y couraient, ils s'en vont pour ne plus revenir, chassés par vos conseillers. Le lendemain du départ une pluie fine est venue apaiser la poussière soulevée pendant tant d'années, comme si le ciel, renié par eux, se faisait complice de leur infamie.
Qu'en pensez-vous, citoyen Fichet qui êtes amateur de sport, si j'en crois l'attention que vous prêtiez aux courses de Bonneterre, tribune du pesage?
C'est Vichy qui va maintenant jouir des réunions de la Société hippique. Eh bien! nous irons â Vichy...
En attendant, constatons le brillant succès de la journée de dimanche, 'elle a bien rattrapé la timidité qu'apportait le public à se montrer les premiers jours. Qu'importe qu'il y ait eu peu ou beaucoup de monde. La Société ne compte point sur la recette pour distribuer 37,000 fr. de prix, ses réunions parisiennes lui rapportent un million de bénéfice, et les souscriptions sont là pour subvenir à tous les frais.
Il va sans dire que dans l'assistance on remarquait beaucoup de jolies femmes en toilettes étincelantes. Que voulez-vous, nous sommes en mai, sous le ciel qui fait éclore les fleurs. Constatons donc, en passant, l'éclat de ces brillants atours qui donnent tant de force à la femme.
La toilette, la femme. Par ces deux mots marche le monde, par eux s'édifient ou s'écroulent les fortunes. J'avoue mon embarras pour donner une description entière de tous les costumes que j'ai remarqués durant ces derniers jours. La mode actuelle complique tellement l'ensemble d'une toilette, qu'il est presque impossible de bien la saisir, ce qui n'empêche point, il est vrai de l'admirer; mais mon rôle ne se borne pas seulement à l'admiration, j'ai un devoir, une consigne qui est de dire au monde ce que je vois et ce que je sens.
LES TOILETTES
Vous admirerez avec moi toutes ces toilettes, si ma plume réussit à les faire revivre.
Mathilde Bellecour était vraiment bien dans sa toilette satin violet évèque, avec sous-jupe
écossaise nuance plus pâle que la robe. Irisée sur les côtés par des glands religieuses, chapeau Chloé grosse paille blanche, orné d'un noeud rubans lilas se mélangeant avec des chrysanthènes même nuance. Dimanche la capote Ligueur, que portait Mathilde, a été très admirée ainsi que l'ancre en diamants agrafant son corsage.
Ida Ténor ne manque jamais de distinction dans sa toilette fantaisie anglaise nuance bleu gris carrelée de lignes blanches.
Ida a toujouis du chic, même dans sa simplicité, avec son air cavalier qu'elle abrite sous un grand chapeau paille encre de Chine où s'épanouissent, comme dans les champs, les bleuets coquaces à côté des blanches marguerites. '■
La toilette bleu marine à plastron neige, ouverte par côté, sur jupe neige, qu'elle portait de concert avec son amie Jeanne Perrin, fait le plus grand honneur au dessinateur qui l'a conçue.
Très riche la toilette de la baronne de SaintOuin. Soie couleur glycine rampante; une merveille que son chapeau disparaissant sous un amas de plumes aux extrémités imprégnées de la nuance du costume. La baronne est venue un jour en noir, ce qui m'a fait un peu peur. J'ai cru la baronne en deuil, ce n'était qu'une fantaisie de femme coquette.
Vendredi, Anna Perrin est arrivée un peu tard, sa voiture a rencontré dans la rue Bourbon le défilé de l'assistance ; elle était en compagnie d'Adèle Ténor. A l'issue du Concours, ces dames s'en sont allées faire un tour au Parc.
Ida et Jeanne, dans leur milord, précédaient, Adèle et Anna suivaient. Derrière, venaient la baronne, en compagnie d'une sienne -amie en noir, toutes deux en Victoria,
Anna Perrin, pendant cette période, a présenté quelques jolies toilettes, sa tenue en damiers anglais, avec une ombrelle assortie, lui va très bien. Une petite merveille, que la capote qu'Anna portait dimanche, un nid de paille noire enfer, enguirlandée d'une couronne de margue- ; rites. Son amie Adèle, toujours fort jolie en petite fantaisie écossaise isabelle.
Dimanche, Joséphine 0... était en Chantilly, corsage ouvert sur poitrine rose pâle. I
Péroline F..., aussi en Chantilly, chapeau Sigurd, paille blé sec, orné d'un bouquet de roses ; très à la mode les roses.
Annette Bassin, robe noisette sèche sur jupe grenat, très joli chapeau paille, rehaussé d'une touffe de coquelicots sang de nymphe.
Jeanne Confort, suivant les traditions des sportsmen, qui présentent plusieurs chevaux, a présenté plusieurs toilettes : un costume foulard, j semé de pois or mat, chapeau assorti, une toilette café crème, avec chapeau même nuance, supportant des coquelicots rouges, puis une autre encore, foulard bleu marine, argentée de dessins blanc d'oeuf; un vrai bijou que cette capote que portait Jeanne, en jonc tressé, nuance vert océan, fleurie d'une touffe lilas sauvage.
Les soeurs Chaillou ont aussi présenté de ravissantes mises, qui mériteraient bien quelques flots de rubans. En attendant, consacrons leur des flots d'encre.
Très jolie, la toilette de Marguerite, bleu lumière, tamisant des dessins bronze et or.
Céline était un jour ravissante dans son costume satin olive, à la Sarrazin, chapeau paille noire, avec plume jaune or péruvien.
Henriette portait un très beau chapeau paille, orné de fleurs rouge fesses de singe.
Marie Bourgoin, venue en gris et en costume satin flamme de punch au kirsch, chapeau noir, rehaussé d'une plume autruche noire.
Félicie B..., en Chantilly, en compagnie de sa soeur, en corsage bleu de mer, jupe crème fouettée.
Céline Montier a revêtu plusieurs toilettes, toutes de très bon goût, dont une foulard, à petits dessins blanc d'Espagne, une autre écossaise, gris montant sur du bleu acier ; très admiré, le croissant en diamants que portait Céline.
Marie Vincent, la Dubarry du xixe siècle, jupe sombre et corsage noir aile de corbeau.
Ma Mère m'Attend était dimanche en toilette claire, flanc de biche, en compagnie de Marie Maillord, portant une toilette analogue, avec veste cheviot bleu marine.
Amélie l'Italienne, en costume bleu pigeon voyageur.
La Femme de Feu, en toilette écossaise, ventre de jeune sanglier.
Jeanne Printmps, toujours fraîche comme les roses, en fantaisie zébrée de rayures grises.
Marthe de l'Abbaye, en bleu clair ardoise décolorée, portant un joli chapeau Lakmé, orné d'un oiseau écorché.
Marie Vincent, déjà nommée, portait une très jolie toilette grenadine perlée, qui mérite d'être mentionnée.
Léonie de Saint-Matricon, 04 costume ardoise. Elisa Beligand, très joli costume filet, eau
sale, zébré de barrages à petits dessins or et violet clair.
Emma Velours, en toilette lie de vin, en compagnie d'une amie en noir.
Anna l'Alsacienne, superbe toilette satin, gris ' argent damassé.
Victorine Boudet, en fantaisie flanelle anglaise, gris sportsman.
Antonia Saint-Etienne, en toilette sérieuse, ne quitte pas les tribunes.
Zema l'Italienne, en gris, avec son amie Antoinette, dont la toilette m'échappe.
Marie Foret, toujours belle femme, en gris ardoisé par les sentiments, ne quitte que par instants son amie Marthe, en gris clair.
Giria Nubienne, toujours très chic, avec, sa petite capote sirop de groseille et ses toilettes claires.
Amélie Bébé, en costume geai des forêts vierges, capote cardinal.
Marie Collonges, très .distinguée partait, vendredi, une jolie toilette petite fantaisie bleu de mer en fureur, labourée de petites lignes rouge griotte.
Le Poupard, sa toilette est un plat de framboise mâchée, très jolie capote, ornée de glycines lilas amoureux, retenue par un noeud ruban bleu virginal.
Laurencia, en toilette grenat sympathique, recouverte d'un cache-poussière noir de chapellerie. Pour ma part, je préfère les jolies toilettes que lui dessine son photographe. Qu'en dis-tu, mon ami Black?
Tonine Françon portait de fort jolies toilettes dont une bleu ardoise brisée très élégante.
Juliette et Suzanne sont toujours ravissantes dans leurs toilettes printanières, à fond clair agrémentées de lignes bleues et rose tendre, jolis chapeaux garnis de fleurs.
Marie R...,en bleu hussard, mantelet de velours ours des Alpes, très beau chapeau paille fraîche, orné d'une fleur lilas sympathique. Marie du Bouillon, en noir jais et faille, assorti à la couleur de ses yeux.
Revenons au chapeau de Tonine Francon, orné d'une branche fleurs et feuilles d'acacia, j'en garde encore le parfum.
Jenny Merluchon, en noir français, coiffée d'un chapeau paille jambe de pucelle, orné d'une très belle fleur mauve.
Marguerite Gorrthier, qui aimait tant les éléphants de Sam Lockart, en écossais peau de crapaud, quadrillé de filets or de pépite, mantelet perles de jais, chapeau paille, couronné d'une fleur lilas.
Emma et Aimée, les deux perles des FoliesBergère, en damiers, avec sous-jupe noire, chapeau grosse paille, relevé de perles en boules, et orné de lilas blanc.
Marguerite de Montlord, jupe tabac, mantelet de velours foncé, avec son amie Antoinette.
Jeanne Martin, très jolie toilette, ainsi que celle de son amie, en nuance claire, avec col à la Stuart, en dentelles d'Avignon ; elle a de bien jolis yeux, cette amie.
Berthe l'amazone, superbe toilette marron, capucin en goguette, beau chapeau paille de la couche de Jésus-Christ semé de roses parfumées.
Catherine Plassard, une personne à peine débarquée, mantelet noir, toilette foncée, crosse de fusil et chocolat, chapeau noir à perles et à plumes.
Remarqué encore une fort jolie toilette soie .lilas clair, emprisonnée sous un filet de fin Chantilly, capote paille chargée de fleurs même nuance que la robe, une autre toilette faille aussi très remarquable.
La Pcmpière en satin marron, poil d'écureuil, charpenté do lamettes de fleurs même nuance agrémentée d'appliques en dentelles marquis.
'Antonia Genève, fort jolie en faille grise, chapeau canotier.
Anaïs, en veste fantaisie anglaise, gris mélangé, toilette nuancée de couleurs diverses, très joli chapeau.
Blanche la Parisienne portait aussi un fort
joli chapeau et très élégante toilette olaire et
foncée, agrémentée de petits traits bronze et
bleu.
Charlotte, des Jacobins, était superbe, sa toi|
lette était un fouillis dentelles et faille noire,
très beau chapeau recouvert d'une immense
plume jaune cocu, en voiture avec son amie
Jenny Merluchon, toutes deux sont superbas.
Les trois soeurs Marie, Clémentine et Annette
en vert olive, havane et bleu gendarme.
Dieu ! quelle besogne que de relater ces toilettes, bizarre mélange de toutes les nuances du ciel et de la terre. Si j'étais tenue de mesurer tout ce qu'a fait dépenser d'étoffes, de rubans et de dentelles les réunions du Concours hippique,
il ne me resterait plus qu'à recourir au rechaud Mais auparavant, mes toutes belles, et après vous, je vais donner la description de ma toilette. Oh ! ne vous attendez pas à des merveilles, ce n'est pas le chef-d'oeuvre d'une couturière à grande renommée, ce n'est pas un ensemble de riches étoffes aux brillantes couleurs.
Si la chronique donne quelquefois la gloire, elle ne dcnne pas souvent la fortune. Elle est exigeante la chronique, elle vous prend toute entière, elle vous serre le coeur qu'elle ferme même à l'amour, et pieds et poings liés elle vous asservit au plaisir de la foule que dévore ses révélations. Donc, la description de mon costume sera vite faite : robe simple, couleur papier jauni par les siècles, boutonnant jusqu'au menton ; voilà tout, il n'y a pas de quoi enchanter personne, et si je vous la donne, c'est pour satisfaire à la demande d'un grand nombre de, lettres qui me sent venues.
A ces correspondants, je dirai encore, puisque la chose les intéresse, que dans l'intimité je porte jupon court et ne puis écrire mes articles, que les jambes emprisonnées dans des bas bleus très montants, et la tête prise dans un sarreau rose imprégné d'essence de violette.
Trêve sur ces détails, applaudissons au souvenir de ce que fut le Concours hippique.
J'aurais compris une fois de plus qu'elle importance,a pris la femme du demi-monde dans la société qui nous compte parmi ses membres. C'est elle seule qui a le monopole du chic et des hommages. Je dis des hommages, car j'ai vu un capitaine de cavalerie, à l'allure très distinguée, s'arrêtant pour saluer militairement- l'une des plus en vue d'entre vous.
Sans philosopher là-dessus, je me reporte à deux siècles en arrière et je lis les ordonnances du Roy touchant la noblesse et les réunions qu'elle donnait où pouvaient s'introduire les filles dejoye. Voici un petit échantillon de cette législation :
« Enjoignons non seulement aux prévosts des « maréchaux et leurs lieutenants, mais aussi à " nos juges ordinaires, de chasser les filles de « joye, s'ils s'en trouve en leurs compagnies, de « les châtier de peine de fouet. Et à cette fin « sera tenu le fourrier de la compagnie, avoir « leur nom par écrit desdites pour les taire « chasser à peine de fouet pour la première fois : « et si elles y retournent, estre pendues et es« trangléez, sans autre forme ne figure de pro« cez. »
Brrr... qu'en dites-vous, hein, belle Ida, eh vous ! drôle de Poupard à mine éveillée ? Fouettées, estrangléez et pendues !... Voilà de quoi rassurer les gens. Heureusement que les temps sont bien changés. Puis il faut croire que celles d'autrefois ne connaissaient pas le pschutisme et le v'lantisme comme celles d'aujourd'hui ; car jamais les juges et autres prévosts des maréchaux ne se fussent avisés d'en pendre une seule : si ce n'est à leur cou.
BLONDINETTE.
P.-S. — Dans le compte rendu des toilettes assistant aux courses de Bonneterre, j'ai donné deux noms de demi-mondaines à mon confrère L. Sotnbard. A ce sujet il est arrivé une lettre assez laconique, que je prends pour moi puisque je suis coupable, où l'on nous prie de ne pas citer de nouveau ces deux noms. Lyon s'Amuse, quoique très blagueur, est bon garçon et mourait de chagrin plutôt que de causer de la peine à quelqu'un. Il n'enfonce que des portes ouvertes, les noms des pécheresses qu'il jette sur la place publique, étaient connus avant qu'il vint au monde, les secrets qu'il dévoile sont les secrets de polichinelle et courent les rues avant de rouler sous les presses de son imprimerie. '
Qu'importe, il sera fait selon le désir de ces dames.
De toute cette comédie, ce qui m'amuse, c'est d'entendre quelques femmes déclarer : « Nous ne voulons pas voir notre nom a côté de celles que vous citez habituellement. » D'un ton qui veut dire : nous ne sommes pas de ce bois, nous sommes des femmes sérieuses!...
Quelle bonne farce, hein ! mon pauvre vieux Rabelais ? Comme s'il existait une différence dans le principe, comme si la chose n'était pas la même pour la plus modeste comme pour la plus arrogante, pour la plus dépenaillée comme pour la plus huppée.
Oui, toutes, folles pécheresses, toutes, enton dez-vous. vous êtes égales devant les sept péchés capitaux !
B..,