Les Cocodès de Bellecour.

II.

BOUTONDOR.

Bonjour, Messieurs, c'est toujours l'ami Claqueposse qui vient vous saluer. Le bruit court que quelques-uns d'entre vous se sont reconnus, que quelques petites vanités ont été froissées, que d'autres en ont pris leur parti. La menace, le dédain; la colère et le mépris, tout m'est indifférent. Mais ne soyez pas blessés , mes beaux jeunes gens ; ayez au moins le courage de vos ridicules.

Gones, mes frères, vous connaissez Boutondor? est-il joli, coquet, bien frisé et musqué; la jolie gravure de mode! Il copie si exactement les mannequins des tailleurs en vogue, qu'on est tout surpris de l'entendre parler; du reste, au bout d'un instant, cette surprise se change en chagrin : comme chez le paon, le ramage n'est pas à la hauteur du plumage.

Boutondor donne le ton à beaucoup de ses congénères; il est le Dorsay de ces cucurbitacés indigènes, et on imite ses allures, sa démarche, ses manières ; si on ne copie pas sa sottise, c'est que c'est inutile.

Type commun aujourd'hui de l'homme nul, Boutondor n'est rien, et ne sera jamais rien. L'oisiveté pour lui est un luxe; mais quelle différence entre cette oisiveté inepte et la paresse occupée de l'homme intelligent? Ne croyez pas cependant que pour lui le mot oisiveté signifie manque d'occupation; comment donc! il n'y a pas sur la terre d'homme plus affairé que Boutondor.

Le matin ne faut-il pas faire une toilette longue et savante: ne faut-il pas tailler ces ongles roses, parfumer ce corps si blanc, faire onduler ces cheveux soyeux; ne faut-il pas se parer pour l'amour qu'on voudrait inspirer, et donner le pli à cette fine moustache, emblème douteux d'une virilité plus douteuse encore. A midi ne faut-il pas visiter ses écuries et soigner ses chevaux , vérifier la propreté de ses harnais, et se préparer à faire ses visites. La visite, occupation solennelle !

Ne riez pas, gones mes frères; vous ne savez pas de combien de riens se compose la visite du Cocodès. Il faut que le Cocodès soit au courant du scandale d'hier et du sermon de demain ; qu'il ait dans sa poche un nombre respectable de billets pour les loteries ou les concerts, qu'inspire une charité vaniteuse. Il faut qu'il puisse parler du mariage étonnant de madame veuve trois étoiles, et qu'il puisse chiffrer à un sou près le dernier budget de l'oeuvre à la mode. Vous avez peut-être cru qu'il suffisait d'être poli et gracieux? détrompez-vous mes braves gones, il n'en est rien : l'abbé Delille faisait trente-six fautes contre la politesse en mangeant un oeuf à la coque, et à cette époque les manières étaient moins étudiées qu'aujourd'hui. Jugez donc du travail qu'il faut se donner pour faire, en Cocodès accompli, ses visites quotidiennes.

Fat comme tous les gens trop flattés, Boutondor se croit en butte aux obsessions d'une nuée de femmes idolâtres; il porterait volontier un manteau comme Joseph, s'il n'avait peur d'être obligé de le couper en morceaux comme saint Martin, et, le soir, quand il énumère le nombre de ses victimes imaginaires , il s'endort joyeux et solitaire en répétant comme Titus qu'il n'a pas perdu sa journée.

LE PÈRE POISSON.

Le père Poisson est l'opposé de Boutondor : ce dernier est joli, le père Poisson est laid; l'un est jeune, l'autre est vieux; celui-là est bien élevé s'il est sot, celui-ci est sot et mal élevé. A part ces nuances bien légères chez le Cocodès, et qui ne suffisent point à créer une variété dans l'espèce, on voit du premier coup d'oeil qu'il appartient à la même famille.

Mêmes goûts pour les plaisirs faciles, mêmes habitudes de distractions turpides ; rien de plus commun, de plus plat que ce vieil Adonis , c'est le ïimothée de la galanterie.

Le père Poisson a soixante ans ; cependant sous ses lunettes vous pouvez voir reluire son oeil émerilloné par la luxure : il papillone , voltige, tourne autour des lorettes, les aborde, s'assied à leurs côtés, et cause et rit avec elles. Ancien négociant retiré, il est riche et a voiture ; son équipage est à la disposition de ces dames, ce qui ne laisse pas que de faire grand déplaisir à ses enfants.

Connu de toutes les crevettes de Lyon, auxquelles il sert de bureau de placement, il s'est composé un sérail... honoraire. Elles font cercle autour de ce vétéran du vice : il est là flattant l'enfant de celle-ci, faisant à celle-là un compliment équivoque en la caressant du regard, tandis que la sultane favorite, vieille guenon décrépite, le retient à ses jupons.

Gones, mes frères, je ne sais vraiment ce qui pourrait vous arriver de plus triste, d'avoir un père comme le père Poisson, ou un fils comme Boutondor.

CLAQUE-POSSE.

Contenu textuel de l'image : Les Cocodès de Bellecour.
Contenu textuel de l'image : II.
Contenu textuel de l'image : BOUTONDOR.
Contenu textuel de l'image : Bonjour, Messieurs, c'est toujours l'ami Claqueposse qui vient vous saluer. Le bruit court que quelques-uns d'entre vous se sont reconnus, que quelques petites vanités ont été froissées, que d'autres en ont pris leur parti. La menace, le dédain; la colère et le mépris, tout m'est indifférent. Mais ne soyez pas blessés , mes beaux jeunes gens ; ayez au moins le courage de vos ridicules.
Contenu textuel de l'image : Gones, mes frères, vous connaissez Boutondor? est-il joli, coquet, bien frisé et musqué; la jolie gravure de mode! Il copie si exactement les mannequins des tailleurs en vogue, qu'on est tout surpris de l'entendre parler; du reste, au bout d'un instant, cette surprise se change en chagrin : comme chez le paon, le ramage n'est pas à la hauteur du plumage.
Contenu textuel de l'image : Boutondor donne le ton à beaucoup de ses congénères; il est le Dorsay de ces cucurbitacés indigènes, et on imite ses allures, sa démarche, ses manières ; si on ne copie pas sa sottise, c'est que c'est inutile.
Contenu textuel de l'image : Type commun aujourd'hui de l'homme nul, Boutondor n'est rien, et ne sera jamais rien. L'oisiveté pour lui est un luxe; mais quelle différence entre cette oisiveté inepte et la paresse occupée de l'homme intelligent? Ne croyez pas cependant que pour lui le mot oisiveté signifie manque d'occupation; comment donc! il n'y a pas sur la terre d'homme plus affairé que Boutondor.
Contenu textuel de l'image : Le matin ne faut-il pas faire une toilette longue et savante: ne faut-il pas tailler ces ongles roses, parfumer ce corps si blanc, faire onduler ces cheveux soyeux; ne faut-il pas se parer pour l'amour qu'on voudrait inspirer, et donner le pli à cette fine moustache, emblème douteux d'une virilité plus douteuse encore. A midi ne faut-il pas visiter ses écuries et soigner ses chevaux , vérifier la propreté de ses harnais, et se préparer à faire ses visites. La visite, occupation solennelle !
Contenu textuel de l'image : Ne riez pas, gones mes frères; vous ne savez pas de combien de riens se compose la visite du Cocodès. Il faut que le Cocodès soit au courant du scandale d'hier et du sermon de demain ; qu'il ait dans sa poche un nombre respectable de billets pour les loteries ou les concerts, qu'inspire une charité vaniteuse. Il faut qu'il puisse parler du mariage étonnant de madame veuve trois étoiles, et qu'il puisse chiffrer à un sou près le dernier budget de l'oeuvre à la mode. Vous avez peut-être cru qu'il suffisait d'être poli et gracieux? détrompez-vous mes braves gones, il n'en est rien : l'abbé Delille faisait trente-six fautes contre la politesse en mangeant un oeuf à la coque, et à cette époque les manières étaient moins étudiées qu'aujourd'hui. Jugez donc du travail qu'il faut se donner pour faire, en Cocodès accompli, ses visites quotidiennes.
Contenu textuel de l'image : Fat comme tous les gens trop flattés, Boutondor se croit en butte aux obsessions d'une nuée de femmes idolâtres; il porterait volontier un manteau comme Joseph, s'il n'avait peur d'être obligé de le couper en morceaux comme saint Martin, et, le soir, quand il énumère le nombre de ses victimes imaginaires , il s'endort joyeux et solitaire en répétant comme Titus qu'il n'a pas perdu sa journée.
Contenu textuel de l'image : LE PÈRE POISSON.
Contenu textuel de l'image : Le père Poisson est l'opposé de Boutondor : ce dernier est joli, le père Poisson est laid; l'un est jeune, l'autre est vieux; celui-là est bien élevé s'il est sot, celui-ci est sot et mal élevé. A part ces nuances bien légères chez le Cocodès, et qui ne suffisent point à créer une variété dans l'espèce, on voit du premier coup d'oeil qu'il appartient à la même famille.
Contenu textuel de l'image : Mêmes goûts pour les plaisirs faciles, mêmes habitudes de distractions turpides ; rien de plus commun, de plus plat que ce vieil Adonis , c'est le ïimothée  de la galanterie.
Contenu textuel de l'image : Le père Poisson a soixante ans ; cependant sous ses lunettes vous pouvez voir reluire son oeil émerilloné par la luxure : il papillone , voltige, tourne autour des lorettes, les aborde, s'assied à leurs côtés, et cause et rit avec elles. Ancien négociant retiré, il est riche et a voiture ; son équipage est à la disposition de ces dames, ce qui ne laisse pas que de faire grand déplaisir à ses enfants.
Contenu textuel de l'image : Connu de toutes les crevettes de Lyon, auxquelles il sert de bureau de placement, il s'est composé un sérail... honoraire. Elles font cercle autour de ce vétéran du vice : il est là flattant l'enfant de celle-ci, faisant à celle-là un compliment équivoque en la caressant du regard, tandis que la sultane favorite, vieille guenon décrépite, le retient à ses jupons.
Contenu textuel de l'image : Gones, mes frères, je ne sais vraiment ce qui pourrait vous arriver de plus triste, d'avoir un père comme le père Poisson, ou un fils comme Boutondor.
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