CONFIDENCES D'UN MARI
I.
Lyon, le 1er février 1866. Mon cher Guignol,
Un penchant invincible, sentiment aussi bizarre
qu'inexplicable, me pousse à te choisir pour confident .--Tu seras flatté quand tu connaîtras la nature intime du sujet dont je veux t'entretenir.
Je ne te dirai pas que la folie secoue ses gre-
lots; ce serait user d'un langage prétentieux et
vieilli ; je préfère, entrant carrément dans mon su-
jet, te rappeler que nous sommes en plein carna-
val, et t'exposer les plaintes que m'arrache cette
rude époque de dépenses et d'insomnies.
Je dois, avant tout, te renseigner sur la position
sociale de ton correspondant. Je possède un chiffre de
fortune qu'on appelle l'aisance; un commerce
prospère, développé par mes soins, me promet le
luxe et l'abondance dans l'avenir.
Je suis marié depuis huit ans. Au moment de
mon mariage, quelques vieux joueurs de whist,
amis de ma famille, plusieurs tantes qui passaient
leur temps à tricoter, certaines dames âgées qui
prisaient encore et médisaient beaucoup, s'écrièrent
tous en choeur:«Quel joli mariage! Quelle heureuse
alliance! On a vraiment raison de dire que les mariages
sont écrits dans le ciel ce qui en termes
vulgaires, signifiait que les âges et les fortunes des
deux conjoints étaient merveilleusement assortis.
J'omets à dessin de parler des caractères, parce
qu'en pareil cas tous les caractères sont excellents.
La jeune fille à marier est un ange; le jeune homme,
de son côté, possède toutes les qualités qui lui asjUe
le plus brillant avenir. J'étais blond; ma
femme était brune; mais la dissemblance de nos
tempéraments ajoutait à l'admiration de cette petite
coterie, qui croyait encore à certains aphorismes
complètement passés de mode aujourd'hui.
Mon histoire est celle de tout le monde. Trois semaines d'attente furent consacrées à des achats de toutes sortes. Les mille préoccupations qu'enfante ce moment là, me laissèrent à peine le temps d'étudier les goûts de ma future et de lui laisser devise ner les miens.
Par un jour brumeux et sombre, le mariage civis. lement contracté à la mairie, fut béni à l'église, au milieu d'une foule avide d'émotions, où domim- naient les commères du quartier qui, faute de poulie voir nous voir guillotiner, venaient nous voir marier. Je fais une honorable exception en faveur de.queljjs amis endimanchés, de l'un et l'autre sexe, pour qui la curiosité était un devoir. C'est ainsi, Guignol, que se nouait la trame de mon existence con. jugale et nous nous trouvions lancés dans la vie de ménage, avec un poids d'argenterie, avec une quan, tité de draps, de nappes et de serviettes, qui devaient assurer le bonheur de l'avenir. Je tire un voile sur les débuts de notre lune de miel, car je ne suis pas de l'avis de ces aimables farceurs qui, après avoir analyé dans tous leurs détails les boudoirs des belles pécheresses du pavé de Paris, pénètrent ensuite, le plus souvent en imagination, dans l'intérieur des ménages, pour raconter à leur sujet une foule d'histoires plus ou moins déplacées.
Je dois mentionner pourtant qu'au bout de neuf
mois et douze jours, nous étions trois au lieu d'être
deux. Une petite fille, combinant dans son aspect
la couleur paternelle et maternelle des chevelures
de ses parents, vint au monde coiffée de charmantes
petites boucles d'un blond très-ardent. Ma femme
faillit en pleurer; mais un vieil oncle célibataire,
parrain de l'enfant, qui conservait dans sa vieillesse
quelques souvenirs d'une jeunesse un peu écheve3
lée, assura que la couleur était fort à la mode et
ma femme fut instantanément consolée.
Ce prologue un peu long était nécessaire pour remplacer auprès de toi la présentation à l'anglaise, car ma personne devra te rester inconnue,
À présent franchis en imagination les huit an- nées qui nous séparent des événements que j'ai signalés. Tu verras comment la chrysalide est de- venue papillon; et je t'initierai, sans préambules, aux ennuis de ma vie carnavalesque.
C'est une rude corvée, Guignol, d'avoir épousé une femme qui aime le monde. Ce sort est le mien. Je cherche en vain à ressaisir les fils de mon existence qui m'échappe ; je ne peux ni me recueillir, ni vivre dans le calme de ma pensée, je flotte à la dérive, jouet des vents et des flots; je ne suis plus qu'une chose gênante au foyer domestique, envahi par la gaz de Chambéry, le crêpe et la soie ; c'est a peine si je sais où reposer ma tête ; les folles crinolines, les jupes sans corsage, les coiffures flétries franchissant mon seuil, ont parfois l'audace de venir s'étaler jusque sur ma couche solitaire. Entre la fête d'hier et celle de demain, il n'est pas de re- pos. Les enfants qui nous doivent la vie se cognent entre les portes et peurent dans le vide, car l'esprit de leur mère est ailleurs. et les femmes de service sont à chaque instant réclamées par des cour- ses précipitées et des travaux d'aiguille in extremis. L'heure des repas n'est plus l'heure du repos et de la Causerie. Le dîner devient une superfluité. Il est un être plus particulièrement agaçant pour moi, despotique par qu'il est nécessaire, inexact parce qu'il est attendu ; cet être, c'est le coiffeur. Toujours gracieux, il pénètre chez moi comme chez lui, et, pendant sa séance capillaire règne en maître absolu, éclairé par une lampe et quatre bou- gies. Ma femme est tellement préoccupée, en sui- vant des yeux dans sa glace les progrès de son travail compliqué, qu'il est inutile,de lui adresser
la parole, même sur le ton le plus doux. C'est la statue du silence. Elle se tait en face de cet oeuvre iree qui se poursuit agilement. Par un miracle de l'art moderne, sa chevelure croît à vue d'oeil sous les doigts de l'artiste enchanteur, et, quand il fuit à la fin pour courir à de nouveaux triomphes, elle reste comme perdue dans sa contemplation muette en face de son miroir qui reflète l'oeuvre achevée. II serait dangereux de hasarder alors la moindre observation, de parler de dépenses croissantes, souvent inutile. Ce serait vouloir déchaîner la temois pête ; et pourtant je l'admire. J'admire la force de cette femme qui, généralement délicate et nerveuse, retrouve des muscles d'acier et des nerfs de paysanne pour se lancer dans le tourbillon du monde, expression consacrée par la chaire. Je rends justice à la sérénité avec laquelle elle navi- vigue au milieu de ces écueils de toilette et d'apse, prêts, hérissés de retards et de contrariétés. Semu- blable au capitaine qui fait face à la tempête, elle finit par tout dominer, tailleuses et fournisseurs, femme de chambre et mari.
Le grand moment de la toilette est arrivé. La chambre devient trop petite; les enfants, comme pour célébrer cette heure solennelle redoublent de bruit et de pétulance. Je fuis pour aller revêtir mon de frac d'une main paresseuse.
C'est l'instant des sérieuses réflexions. Décidé- ment ce vieux parent qui a fait mon mariage était légèrement farceur. Il me vantait les charmes de l'intérieur, les douceurs du foyer domestique; les baisers de l'épouse et des enfants voltigeaient sans cesse dans cette atmosphère et je devais être pour jamais, aux yeux cle ma femme, le plus beau et le meilleur des hommes. Hélas ! c'était une erreur et voilà comme on écrit l'histoire. Nous ne combattons pas à armes égales, dans ce
conflit de vanités et d'amours mondaines. Tandis que ma femme s'apprête au combat d'un air vainqueur, se croyant sûre de plaire, je me demande avec dé- couragement, ma brosse à la main, quel est le rôle d'un mari dans le monde. La scélératesse ne messied pas un célibataire ; on voit plus d'un vieux viveur qui, endépit des fils d'argent qui se mêlent à ses cheveux éclaircis, veut encore tenter de chasser sur les terres d'autrui ; l'homme marié peut à peine chasser chez lui. Une loi qui cont traindrait tout homme au mariage serait éminemment morale en parquant chacun chez soi. Penr' dant que je suis plongé dans mon fauteuil et dans mes réflexions, envoyant au plafond en blanches spirales la fumée d'un cigare consolateur, on me réclame à grands cris, il faut partir. Les poètes et les romanciers ont une singulière manière d'envisager les choses; ils ne pénètrent jamais dans une salle de bal sans parler de l'ivresse qui s'empare aussitôt de leur individu; ils se sentent immédiatement transportés dans un monde imaginaire, et la partie féminine de l'assistance se trouve transformée en créatures féeriques dont l'aspect est ravissant. J'avoue que pour ma part, cher Guignol, je n'ai jamais éprouvé rien de pareil. Je ne sais quelle fée malicieuse a toujours su verser à point une goutte de scepticisme dans cette coupe enchantée au moment où j'ai voulu l'approcher de mes lèvres.
Cette longue digression vient d'interrompre mal à propos le fil de ma narration. Je retrouve ma femme debout devant son armoire à glace ; elle n'est vraiment pas mal ; son oeil brille de satisfaction ; sa camériste, anxieusement penchée, cherche en artiste à donner une dernière et suprême élégance à l'allure postérieure d'une jupe d'effrayante dimension. Tout est prêt ; les chevaux piaffent à la porte, et le cocher maudit les maîtres qui le laissent geler sur son siège. Je descends le premier ; ainsi le veut la consigne. Ma femme, chef-d'oeuvre de toilette, assez bien réussi, marche derrière moi ; la femme de chambre la suit, portant la queue de sa jupe prodigieuse avec le respect que ressent toute fille d'Eve pour un triomphe cle la vanité. Une fois dans la voiture, ma femme se trouve métamorphosée en un gros nuage blanc parsemé de quelques roses. Je disparais dans un tourbillon de gaze et je me fais petit, car les nuages recèlent la tempête.
Oh ! vous, honnête ouvrière, que je vois clans le brouillard, debout sur le trottoir, au bras de votre mari ; vous qui, pour vous délasser des fatigues de la journée, regardez les devantures des boutiques brillant des clartés du gaz, et les glaces des voitures obstruées par les toilettes de bal, n'enviez ni mon sort ni celui de ma compagne. Ne croyez pas que l'argent, en vous permettant le luxe, vous donnerait le bonheur. Tandis que, le sourire aux lèvres, vous causez gaiement avec votre mari, ma femme ose à peine parler de peur de déranger sa savante coiffure ou de froisser sa robe fragile qui ne vivra que l'espace, d'un soir.
Mais la voiture s'arrête et voici la demeure où doit régner le plaisir, style dix-huitième siècle. Je m'arrête sur le seuil de ce salon resplendissant de lumières où tourbillonne une cohue multicolore.
Je craindrais d'abuser de ton attention, mon cher Guignol, en ne renvoyant pas à une prochaine lettre la description du bal et des types que j'y rencontre.
Reçois l'assurance, etc.
MARCUS.