CAUSERIE
Cette semaine, une femme galante a été trouvée assassinée dans la chambre qu'elle occupait montée du Gourguillon. L'assassin ayant négligé de laisser son adresse, la police lui court après et on ne sait où le prendre.
Il n'y a là en réalité qu'un fait divers banal et sans grand intérêt qu'on aurait pu raconter en quelques lignes. Cependant, mes confrères lui ont consacré de nombreuses colonnes, et vous pouvez en être certain, ce n'est pas fini. Une femme assassinée surtout — mystère stimulant la curiosité — lorsque l'assassin est inconnu, est un événement constituant un vrai régal pour les amateurs, qui s'en pourléchent les babouines.
Un événement politique, quelle que soit sa gravité, n'a jamais sur la vente des journaux l'influence d'un assassinat. Un beau crime fait invariablement monter la vente de plusieurs milliers d'exemplaires.
Je n'ai en aucune façon, je vous prie de le croire, la ridicule prétention de critiquer mes confrères sur leur prolixité : ils sont dans leur rôle et remplissent leur mission.
Un journal est comme une table d'hôte où chacun doit trouver les mets qui lui plaisent, et « la femme assassinée » est un plat du jouifort alléchant, surtout accomodé avec force épices par les reporters.
Du crime lui-même je n'ai rien à dire et ne dirai rien, mais il y a un incident qui a passé à peu près inaperçu et qui, je crois, mérite d'être relevé.
Dans les perquisitions faites chez la victime,
on a trouvé des cartes de visite libellées de cette façon :
Comtesse Baudesson de Richebourg Qu'une femme galante prenne un titre quelconque, une particule et un nom de fantaisie, je n'y vois pour ma part nul inconvénient. Un titre nobilier jette toujours de la poudre aux yeux des imbéciles dont le nombre est considé rable et, dans la circonstance, il faisait aller le commerce, car il est certain qu'on doit payer plus cher les faveurs d'une comtesse ou d'une marquise que celles d'une vulgaire bourgeoise.
Mais le nom en question n'est nullement un nom de fantaisie, c'est celui d'un honorable avocat du barreau de Lyon. Comment donc cette femme galante l'a-t-elle pris?... On raconte que M. Baudesson de Richebourg a eu à la défendre devant la police correctionnelle, il est probable qu'il lui a remis sa carte au cas où elle aurait à lui parler,, et que, trouvant le nom harmonieux et ronflant, elle s'en est emparé.
Ils sont plus nombreux qu'on ne croit, les gens qui se parent de noms qui ne leur appartiennent pas.
Je suis dans le journalisme un bien mince personnage, eh bien ! il s'est rencontré à Lyon un personnage qui s'est paré de mon nom pour courir le guilledou.
Voilà comment je l'ai appris : Certain jour je reçus au bureau au nom de Lucien une lettre d'une femme qui me reprochait de ne pas m'être rendu la veille à un rendez-vous, et elle ajoutait : « ne sachant où te prendre, je t'adresse quoique tu me l'ai défendu cette lettre à ton journal ».
Quelle était cette femme? Quel était ce jeune, homme? C'est là un mystère qu'il m'a été impossible d'éclaircir..
Je ne sais dans quel monde vivait ce monsieur, et s'il a fait de nombreuses victimes, mais s'il s'est mal conduit avec elles, il à dû faire passer le pauvre Lucien, innocent comme l'enfant qui vient de naitre, pour une fière canaille.
Il m'est arrivé mieux encore. Certain soir, il y a quelques années, on me montra au théâtre des Célestins, un individu, qui prétendait erre Lucien du Passe-Temps ; il avait le ton haut, l'air important, et je ne me reconnus pas. Je m'approchai de lui et nous entrâmes en conversation.
Qu'eussiez-vous fait à ma place ? Quant à ,
moi je trouvai inutile de chercher querelle à ce personnage, qui se paraît, je ne dirai pas des plumes du paon, mais de ma plume de journaliste ; il me parut plus amusant de me moquer de lui en lui disant que le Lucien, qu'il prétendait être, était un pur imbécile, dont les causeries étaient sans style, sans esprit, voire sans français.
Il ne sourcilla pas et eut l'air de prendre la chose en plaisanterie. Peut-être — je le soupçonne fort — me connaissait-il.
J'appris quelque temps après que ce personnage, disparu de la circulation, était un bohème de lettres échoué, dans sa vie d'aventurier, à Lyon, qu'il avait rapidement quitté laissant de nombreux créanciers. Ceux-ci ont eu la délicatesse de ne pas venir me réclamer leur facture, et je les en remercie.
Les hommes de lettres de quelque notoriété sont particulièrement victimes de gens leur empruntant leur nom.
Il y a quelques années, un faux Guy de Maupassant parcourait la province, recevant partout l'accueil le plus sympathique : les journaux organisaient des banquets en son honneur, les directeurs de théâtre lui envoyaient des loges, et parmi les actrices, la chronique raconte qu'il rencontrait rarement des cruelles.
Le vrai Guy de Maupassant fut averti, et il put, non sans peine, arrêter la marche triomphale du personnage, qui fut condamné en police correctionnelle, à quelques mois de prison.
Le plus souvent, l'emprunt d'un nom a pour
but de faciliter des escroqueries; parfois il n'a d'autre motif qu'une niaise vanité. Songez donc à la joie d'un imbécile de passer pour Sardou ou Dumas.
Adolphe Adam raconte dans ses Mémoires, à ce propos, une plaisante anecdocte :
Un soir, passant devant le théâtre du Vaudeville, où il avait ses entrées, dont il n'usait jamais, l'idée lui vint de voir la pièce qu'on jouait.
Il se présente au contrôle et décline son
nom.
— Vous dites? demande le contrôleur.
— Adolphe Adam.
— Il ne faut pas nous la faire, nous la connaissons.
— Comment ?
— Vous n'êtes pas M. Adolphe Adam. Je le connais bien, il vient tous les soirs.
— Pourriez-vous me le montrer?
— Parfaitement. Il vient d'entrer. Adolphe Adam suivit le contrôleur qui, par
la porte entrebaillée des fauteuils d'orchestre, lui montra un personnage à figure épanouie qui avait un air si heureux, que le compositeur n'eut pas le courage, de troubler son bonheur, et en se faisant connaître de lui enlever un plaisir dont il ne profitait lui-même jamais.
— Vous avez raison, dit-il, c'est bien en effet Adolphe Adam.
— Et vous, qui êtes-vous donc?
Je suis Aristide Pinson, bonnetier, rue des Petites-Écuries, à votre service. J'ai voulu vous jouer une farce.
—- C'est bon pour une fois, mais ne recommencez pas.
Et le compositeur s'en alla tranquillement.
Dans la circonstance, le crime de l'emprunteur du nom était mince, mais avouez que tout
le monde n'aurait pas pris la chose comme l'a
prise l'auteur du Chalet, qui fit preuve d'une
rare bonté.
Le seul moyen d'échapper à l'emprunt de
son nom est d'abord de ne pas être célèbre ce qui est à la portée du plus grand nombre ou d'avoir un nom ridicule, ce qui est bien désagréable.
LUCIEN.