CAUSERIE
Quoique le sujet n'entre pas dans le cadre habituel de ce journal il m'est impossible cependant de ne pas parler de l'horrible drame qui, cette semaine, a eu notre ville pour théâtre. Ah ! comme ce drame dépasse en intensité et en émotion ceux que les dramaturges tirent de leurs imaginations, c'est que c'est là — pour me servir d'une expression à la mode — un drame vécu, et que la réalité dépassera toujours en horreur toutes les inventions des auteurs dramatiques.
Quelle splendide mise en scène à ce drame. Toute la ville pavoisée, illuminée, et pour principal personnage le Président de la République, comme personnages du second plan toutes les hautes notabilités, chamarées d'or et de décorations, comme figurants, la population entière.
Ce drame avait commencé comme une féerie. On était tout à la joie. La réception faite à M. Carnot avait été de nature à calmer les appréhensions qu'il pouvait avoir sur l'accueil de la population, aussi son. visage un peu froid s'était-il animé et trahissait la satisfaction.
Cette satisfaction était allée grandissant et à ce banquet du Palais du commerce où il a prononcé un discours dans lequel il a parlé de conciliation, et qui est en quelque sorte comme son testament politique, M. Carnot se plaisait à dire aux personnes qui l'entouraient, que la réception dont il avait été l'objet resterait un des meilleurs souvenirs de sa présidence, et il était si heureux qu'il voulait se rendre à pied du Palais du commerce au Grand-Théâtre pour se mêler à la foule.
Cinq minutes après il était assassiné. Quel est cet assassin ? Grâce au ciel — pour l'honneur de la France — ce n'est pas un français, mais un italien. J'ajoute bien vite que de pareils misérables n'appartiennent à aucune nationalité, car — et ils s'en vantent — ils n'ont pas de patrie.
Quel est le mobile du crime ? Je crois peu que cet assassin — qui a à peine vingt ans — ait voulu être un héros à la façon des Ravachol, des Vaillant, des Henri, et qu'il ait cherché à faire grand en frappant le premier magistrat de la République, lequel se renfermant dans les attributions que lui a assignées la constitution, a eu un rôle très effacé, et s'est surtout fait remarquer par sa correction et son honnêteté; de telle sorte que personnellement il ne pouvait provoquer aucune haine. En le frappant le misérable ne pouvait croire qu'il tuerait la République : un président disparu, un autre le remplace, et c'est ce qui est fait aujourd'hui. Trois jours après là mort de M. Carnot, M. Casimir-Perier lui succédait.
Non, ce qui a armé le bras de l'assassin, c'est cette haine jurée de toutes les supériorités sociales de l'intelligence et de la fortune, auxquelles ces incapables, ces fainéants ne peuvent prétendre, car ils sont incapables de s'élever par le travail. Ils rêvent l'égalité, mais l'égalité dans la boue où ils pataugent, « ni maîtres ni Dieu », telle est leur devise.
Je n'ai jamais vu d'émotion comparable à celle provoquée par la nouvelle de l'assassinat de M. Carnot, nouvelle qui a éclaté en pleine fête, comme un coup de tonnerre. Des femmes se sont évanouies, d'autres ont pris des attaques de nerfs, et plus d'un homme essuyait une larme.
De celui qui était notre hôte et que nous fêtions, on ne s'est souvenu que de ses qualités en tête desquelles figurait l'honnêteté.
Dans les groupes parmi lesquels j'ai circulé et où on causait de l'horrible événement, j'ai entendu plus d'un ouvrier dire : « C'était un honnête homme ! »
L'honnêteté, pour être une vertu en apparence vulgaire, n'en est pas moins celle qui prime toutes les autres et pour laquelle on a toujours une estime particulière. Elle n'est pas — dans de hautes situations — toujours d'une pratique facile. Certain procès de date récente, a démontré que bon nombre d'hommes politiques ne savent pas toujours résister aux tentations de fortunes qui sont à la portée de leurs mains.
Dans le procès dont je parle, le nom de M. Carnot n'a pas été prononcé, et l'ombre d'un soupçon ne l'a pas même effleuré.
L'attitude de notre population a été admirable dans ces douloureuses circonstances. Le lendemain de la mort de M. Carnot, notre ville avait pris un air de deuil, tous les magasins avaient fermé et placé sur leurs devantures un écriteau portant: deuil national; la foule était considérable dans les rues, et on s'arrachait les journaux, et on s'entretenait de l'horrible événement, mais il n'y avait ni désordre ni bousculade. Bon nombre d'hommes voire des femmes portaient à la boutonnière ua houquet d'immortelles.
Je me trouvais lundi à la gare au moment où arrivait le funèbre cortège; la foule était énorme sur la terrasse et il n'y avait que trois commissaires de police pour faire le service d'ordre. Eh bien, il leur a suffi tout simplement d'inviter la foule à se ranger pour laisser pénétrer le cortège, pour que cela se passe sans bruit sans tumulte et tout le monde s'est découvert quand a apparu le cercueil. Le silence était solennel, on aurait — comme on dit familièrement — entendu voler une mouche.
Quelques instants avant, était arrivée Mme Carnot, qui a pris place dans le train.spécial. Devant la malheureuse femme toutes les têtes se sont inclinées, et elle a passé devant nous comme la statue de la douleur.
Mme Carnot est une femme des plus distinguées, qui avait pour son mari, à cause de l'état de sa santé, une sollicitude particulière, elle l'avait vu partir de Paris avec une certaine appréhension, et par une lettre l'avait recommandé tout spécialement aux soins de M. Gailleton,, en sa qualité de médecin.
Vous comprenez qu'elle avait été sa joie aux premières dépêches lui annonçant l'accueil chaleureux reçu par son mari, et sa dauleur quand elle a appris l'attentat. Elle a voulu partir de suite pour donner des soins à celui qu'elle ne croyait que blessé. C'est à Dijon seulement que sa fille, Mme Cunisset, lui a appris le dénouement fatal.
Un de nos confrères, le Lyon Républicain, a pris l'initiative d'une souscription pour élever à Lyon une statue à M. Carnot. Le Conseil municipal s'associant à cette idée s'est inscrit pourune somme de dix mille francs, et a invité la presse à aider cette souscription de sa publicité. Dans les dispositions d'esprit où se trouve
notre population nul doute que la somme nécessaire ne soit rapidement réalisée.
La date du lundi 25 juin 1894 sera une triste date dans les annales lyonnaises, mais le monument dont nous parlons, en en perpétuant le souvenir, attestera en même temps combien ont été grandes et profondes l'émotion et l'indignation de notre population, en présence de l'horrible crime perpétré alors que M. Carnot était notre hôte et que tous s'empressaient à le fêter. LUCIEN.