LA MORT DE CARNOT
L est impossible de s'abstraire encore de l'effroyable nouvelle : le Président de la République lâchement assassiné en plein cortège triomphal, après une journée qui était une apothéose. Il n'existe pas de termes pour flétrir
un aussi criminel attentat, dont rien ne vient expliquer ou atténuer l'horreur. • Ce triste souvenir restera inoubliable pour toute la population lyonnaise ; combien plus impérissable encore il restera dans la mémoire et dans le coeur de ceux qui furent les témoins les plus proches du drame.
Si quelque chose pouvait cependant réconforter les esprits au milieu de ce sombre événement, c'est l'unanimité qu'a témoigné dans sa douleur notre belle cité si profondément atteinte dans son patriotisme et dans son honneur national. La consternation était générale, l'indignation universelle ; et comme si la nature eut voulu se conformer au deuil public, des ' phénomènes qu'on voit rarement se produisaient. Le soleil, à son coucher, au moment où le cercueil • de l'infortuné Président sortait, le lundi, de la Préfecture, n'était plus le disque de feu des jours précédents. C'était un globe sanglant d'un rouge vif, qui, dans l'azur du ciel, semblait rappeler l'effroyable crime et le sang versé.
Cette fin tragique a suscité dans l'Europe entière de consolants témoignages de compassion et de sympathie. Elle a montré combien plus grande qu'on ne le pensait était la place que clans la France et dans le monde tenait Garnot. Sa disparition a fait un vide immense ; elle a été comme une calamité générale. La mort a grandi le Président en lui faisant rendre justice par ses adversaires eux-mêmes ; la vérité a parlé devant le cercueil. L'histoire a le secret de ces réparations solennelles qui sont la justification des uns, le châtiment des autres, et qu'elle sait faire sortir de l'horreur même des catastrophes.
Devant une tombe qui n'est pas encore fermée, il n'est pas permis de tirer des événements aucune conjecture; on peut cependant proclamer, en se plaçant au point de vue des considérations générales, que le Président de la République est mort, comme un vaillant soldat, dans l'exercice de ses fonctions, dans l'accomplissement de son devoir, au champ d'honneur. Cette journée, qui fut une suite d'ovations, l'a fait entrer vivant dans l'immortalité. Il apparaîtra désormais comme une des figures vénérées de la République,comme un
doux martyr qui la scella de son sang, qui donna pour elle les plus grands et les plus hauts exemples, dans l'intégrité de sa vie et dans le stoïcisme de sa mort ; il fut digne de sa famille et l'égal de son aïeul. Sa gloire est désormais indiscutable et indiscutée. Elle appartient à l'histoire et nul ne touchera à ce glorieux dépôt que ne viendront atteindre ni les défaillances de l'âge ni les incertitudes de la politique. Elle plane au-dessus de toutes les attaques et le nom qu'elle a consacré restera pur entre tous ceux dont nous gardons le souvenir pieux. Cela ne peut adoucir la douleur intime et présente de la malheureuse famille que la mort de son chef vénéré et tendrement aimé laisse dans le deuil et les larmes ; plus tard
cependant, cette douleur ne sera pas sans quelque fierté qui en atténuera l'amertume quand elle fera songer qu'un jour ce grand mort personnifia la France et la République et que l'âme de la Patrie un instant parut en lui. Pour nous'tous qui avons été les témoins de l'inoubliable triomphe et les spectateurs altérés de la catastrophe, le souvenir de Carnot ne s'effacera jamais de notre mémoire ; nous sommes donc assurés d'avoir répondu au sentiment public en réunissant dans un numéro spécial tout ce qui a rapport à cette fatale et tragique journée, tout ce qui contribuera à perpétuer le souvenir du deuil national et spontané qu'elle fit naître.
Henry Noël.