UN SPECTACLE ECOEURANT
Toutes les fois qu'un être humain ne s'appartient pas lui-même; :— qu'il est en puissance d'un de ces incubes que l'on appelle maîtres, chefs ou patrons ; — la conscience de son infériorité éclate dans toute sa personne et lui enlève toute sa valeur.
L'étrange obsession qu'il éprouve le prive de la plupart de ses facultés, ou du moins lui interdit d'en faire usage aussi longtemps qu'il subit la fascination, ou, pour parler plus exactement, le cauchemar autoritaire.
Si vous êtes curieux d'assister à cet
attristant spectacle, vous n'avez qu'à
pénétrer dans un lieu quelconque où des
subalternes se trouvent en présence de
leur supérieur.
L'attitude respective de ces deux espèces d'individus est si différente, le contraste si frappant, que le survenant le plus indifférent ne saurait manquer de le remarquée.
D'une part, le chef ou patron, regarde, va, vient, gesticule, pérore avecl'aisance et là désinvolture que comportent sa situation privilégiée.
De quelque peu d'intelligence qu'il soit doué, sa. stupidité naturelle est atténuée, en partie, par la spontanéité et l'initiative qu'il lui est permis de déployer sans entrave dans sa sphère.
Il est en période d'activité ; c'est tout dire.
Examinez maintenant la contenance des infortunés dont les moyens d'existence dépendent de cet avorton autoritaire.
Quelles que soient d'ailleurs leurs qualités intrinsèques, leurs connaissances, leurs lumières, ces valeurs sont réduites à néant par la présence du déposte.
L'attitude de ces damnés décèle une race déchue.
Ceux d'entre eux qui conservent un reste de fierté, dévorent leur rage en silence, se montrant sobres de gestes et de paroles,, afin d'éviter, autant que possible, toute occasion de contact avec l'exploiteur.
Ils n'ont que cette ressource pour protester contre l'injustice du sort, et encore cette réserve ne suffit-elle pas .pour les préserver des tracasseries et des persécutions.
Le maître ne se contente pas d'une soumission qui n'existe que pour la forme; il entend jouir de l'avilissement de ses subordonnés.
Le seul sentiment de personnalité qu'il tolère en eux, c'est l'initiative dans l'abjection.
Sous tout autre rapport,-l'inférieur doit être étouffé et croupir dans un état de honteuse passivité ; lé supérieur ne laissant se produire et n'admettant, chez un subalterne, que la dose et l'espèce d'intelligence dont son égoïsme.patronal a besoin pour sa propre satisfaction.
Mais s'il y a des natures d'élite qui refusent à ployer l'échiné, en revanche il existe un trop grand nombre d'âmes vulgaires- que le besoin ravale au rang des animaux et qui rivalisent entre elles de bassesse et d'ignominie pour se disputer la faveur du maître, pareils à ces lâches sénateurs romains dont le dévergondage dans la servitude avait dégoûté l'immonde Tibère lui-même.
On ne saurait s'imaginer à quel degré d'abaissement la crainte du lendemain
réduit l'homme ordinaire, qui est dépourvu des avantages de la fortune ou qui n'a pas de moyens d'existence indépendants.
Observez-le lorsqu'il s'approche de son tyran, avec des ondulations de couleuvre, ou en affectant des attitudes de chien couchant.
Avec quelles précautions oratoires il lui adresse la parole, prêt à exécuter tous ses ordres quels qu'ils soient, même ceux qu'il n'a pas encore eu la fantaisie de formuler !
Comme il essaie de se faire petit devant lui !
Il n'est pas jusqu'à son organe dont il ne s'efforce d'amoindrir l'intensité en lui donnant le timbre d'une voix de.castrat, afin de s'humilier davantage devant son supérieur, et de lui faire conserver une plus haute idée de sa puissance.
Il est impossible d'assister à des' scènes de ce genre sans éprouver le plus profond mépris pour une organisation sociale, basée sur des rapports qui sont une honte pour la dignité humaine.
Et cependant, voilà les procédés les plus sûrs pour faire son chemin dans la vie, et, ce qui est plus triste à dire, pour ne pas mourir de faim.
Ne faut-il pas des Chouarts fleur-fesse pour rendre heureux les Qerminys qui sont les dispensateurs des avantages sociaux !
Seule, la Révolution pourra nettoyer ces nouvelles écuries d'Augias.