PENSÉES D'EXIL
Triste et rêveur depuis plusieurs heures déjà; le menton appuyé dans la paume de la main gauche, le proscrit songe... Et à quoi donc peut songer un exilé ?
Beaucoup diront : peut-être â une mère bien-aimée, qui a sans doute perdu l'espoir de revoir son fils ; peut-être à une soeur regrettée, qui a partagé ses premiers sourires, ses premières joies d'une enfance commune ; peut-être à une femme éplorée, à des petits qui à chaque instant réclament le père.
Non, tout cela, l'amour filial, fraternel, conjugal même, finissent peu à peu à s'éteindre du coeur, pour ne rentrer qu'en second plan, dans la vie même du proscrit.
A quoi peut-il donc songer ? Il songe à une idée fixe, invariable, qui pour lui est tout : l'amour et la haine, l'espoir et la désespérance !
Hier pour lui n'existe plus ; aujourd'hui,
quoique long, passera sans qu'il se soit douté qu'il ait existé ; mais demain? mais l'avenir ? Ah ! l'avenir ! voilà ce qui pour lui remplace les douces illusions d'autrefois, les vieilles amitiés oubliées. Amis, parents, familles, tout disparaît, tout s'éteint, tout meurt; pour faire place à l'idée, demain.
Que sera demain, comparativement â ce qu'est aujourd'hui?
Voilà la grande question que se pose dans la solitude l'exilé français, votre ancien compagnon.
Aujourd'hui nous le connaissons, c'est, en deux mots, l'ouvrier qui se tue autravail pour rapporter à la famille quelques pièces de cinq francs, que la ménagère s'empresse de distribuer un peu partout pour boucher les trous de cette loque qu'on appelle la misère; c'est aussi le chômage, avec ses conséquences, c'està-dire la maladie, la faim et le désespoir et souvent le suicide. Cela est triste, noir, et par-dessus tout : cruellement bête.
Demain sera, et il faut qu'il soit, le contraire d'hier, d'aujourd'hui! Il faut que demain les ouvriers fassent l'inventaire des richesses sociales ; ces richesses ont été créées par eux, par leurs pères, elles leur appartiennent, qu'ils s'en emparent donc ! hardiment, sans bruit, sans forfanterie. Qu'ils en admirent l'immensité, et qu'alors chacun prenne ce dont il a besoin ! Qu'on ne se gêne pas ! Il y a des produits pour satisfaire tous les besoins, toutes les fantaisies, tous les caprices même; et quand tous les besoins, toutes les fantaisies, tous les caprices seront satisfaits, soyez certains qu'il y aura encore un stock de richesse sociale d'une valeur assez grande pour faire damner tous les Jacomets de la magistrature. Le stock de richesse produite est tellement grand à l'heure actuelle, que les détenteurs de la richesse sociale nous pardonneraient volontiers de leur avoir fait un emprunt forcé (quelque grand qu'il soit), pourvu toutefois qu'on leur abandonne le reste.
Mais il ne faut pas que demain nous nous contentions de renverser l'état de choses existantes et profiter d'un moment où le système tyrannique sera rompu pour nous mettre à l'abri de la misère pour quelques jours seulement ; car demain, pour nous, c'est l'avenir, c'est le reste de notre existence, c'est la vie de nos enfants et de nos petits-enfants. Qu'on y songe ! Agir ainsi serait ne rien faire ; il faut absolument en finir.
Certes, il pourra se faire que le jour de l'inventaire quelques gros ventrus grincheux essayent de s'opposer à la prise de possession de la richesse sociale en disant: cela m'appartient! Mais comme nous savons qu'à l'ouvrier il n'appartient rien ! Le ventru en question ne peut être que le détenteur de richesse dont il n'est pas le créateur. Vite alors ! qu'on prenne une bonne corde et qu'on l'accroche à la première branche, au premier réverbère venu ! Plus de voleurs !
Mais pour arriver au grand jour de l'inventaire, cest-à-dire de la liquidation sociale, il y a certainement quelque chose à faire, et ce quelque chose le voici :
Que chaque révolutionnaire anarchiste se fourre bien dans la tète qu'il ne suffit pas de dire et de crier à tout venant je suis révolutionnaire, etc.
Qu'on se taise, au contraire, et que l'on donne les quelques instants de repos dont on peut disposer à l'étude de la chimie.
Pour renverser le vieux monde, il faut autre chose que des paroles ; il faut une force, cette force on la trouvera dans la science pyrotechnique; depuis quelques temps on a des données de fabrication ; qu'on s'en serve!
Et que diable, nous avons bien commencé, il nous faut bien finir !
A l'oeuvre donc ! et surtout au travail scientifique.
Il y a quelque temps, je fis rencontre d'un ancien compagnon d'Orsini; il était vieux, malade et malheureux, je le gardai quelques jours auprès de moi et j'obtins de lui la fabrication des bombes Orsini, c'était lui même qui les fabriquait. Le système est simple et tout le monde peut en faire.
Le voici :
Prenez un litre, garnissez le fond jusqu'au tiers de découpures de cuivre, de verre pilé en assez gros morceaux, et de plomb de la grosseur d'une balle coupée en quatre, puis tassez bien, et alors remplissez le deuxième tiers du litre de bonne poudre, poudre brisante, si vous en avez, puis à cette poudre adaptez-y une mèche poudrée, devant brûler, depuis son
point de départ, jusqu'à la poudre, la valeur d'une bonne minute. Vous garnissez le troisième tiers du litre de la même substance que le fond et vous bouchez votre litre fortement, en tenant compte du passage de la mèche. Puis alors vous composez votre bombe de la manière suivante :
On enveloppe toute la bouteille d'une toile forte et grossière (en prenant toujours soin de la mèche), on ficelle fortement cette toile avec du fil de laiton, puis on mouille la toile avec de l'eau froide, pour éviter réchauffement et ensuite on trempe dans un bain de goudron. On renouvelle sept fois cette opération, en ayant soin chaque fois de mouiller la toile. On obtient ainsi une bombe capable de détruire environ 90 à 100 hommes.
Il m'enseigna encore le moyen d'arrêter net la cavalerie ; le moyen est aussi simple qu'ingénieux.
Faites d'abord un modèle de ce genre (il vous facilitera le moyen d'arriver juste). Prenez un bouchon que vous coupez tout rond et dans lequel vous enfoncez cinq épingles, que vous piquez de telle sorte que de quelque côté que vous tourniez votre bouchon il y ait toujours deux épingles, presque droites.
Lorsque vous avez réussi, prenez un morceau de plomb, gros comme une noisette, enfoncez-y cinq pointes, comme votre modèle, aiguisez les bouts. Il suffit d'en jeter une trentaine dans la rue pour arrêter net un régiment de cavalerie. Le cheval piqué par un de ces engins ne reposera la patte à terre que lorsqu'on l'en aura débarrassé.