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CAUSERIE

Les froids menacent d'être précoces, cette année. Les marchands de marrons, ces hirondelles d'hiver, sont déjà revenus, et voici qu'on signale, dans les départements voisins, à des altitudes où règne encore d'ordinaire, en cette époque, une température peu rigoureuse, l'apparition des premières neiges.

Cette perspective d'un hiver si hâtif est peu récréative. Il a pris l'habitude, depuis quelques années, de se prolonger si tard, qu'on ne peut sans déplaisir le voir arriver avant l'heure, alors qu'on n'est pas encore préparé à ses rigueurs. Mais les temps sont changeants, et nous espérons bien que l'automne n'a pas dit son dernier mot et ne voudra pas nous priver des délicieuses journées, au soleil apaisé, qu'il nous dispense ordinairement sans compter.

En attendant le retour de l'été de la Saint- Martin, voici qu'une nouvelle ligue apparaît à l'horizon. Toujours très en faveur les ligues; on en voit à chaque instant surgir de nouvelles : ligue contre l'abus du tabac, ligue contre la licence des rues, contre la dépopulation, contre l'abus des boissons alcooliques. et même contre le simple usage des boissons hygiéniques.

N'a-t-on pas vu, en effet, ces temps derniers, des tempérants effrénés venir demander la proscription totale du vin, de notre bon vin de France ? Que l'abus de la précieuse boisson dont Bacchus et Noé se disputent l'invention puisse avoir des effets nuisibles sur l'organisme humain, soit. Mais l'usage, l'usage modéré du généreux liquide dont la production est une de nos gloires nationales, une des richesses de notre admirable sol, pourquoi le condamner, et en quoi peut-il être dangereux?

S'il en était ainsi les fils des Gaulois auraient depuis longtemps disparu de la surface du globe. On parle d'alcoolisme: mais n'est-il pas établi que ce mal était beaucoup moins répandu à l'époque où l'on faisait du vin un usage plus exclusif? Non, aujourd'hui, comme aux temps bibliques, le bon vin réjouit le cœur de l'homme. De tout temps les poètes l'ont chanté, il les a souvent merveilleusement inspirés. S'il est exagéré de dire, comme le veut la chanson,

Tous les méchants sont buveurs d'eau, C'est bien prouvé par le Déluge,
toujours est-il que l'usage du vin ne présente aucun danger, bien au contraire, c'est un utile stimulant ; c'est la santé et la vie, il relève les forces abattues, il ragaillardit l'humeur, et il n'est pas téméraire d'avancer que la France lui doit en bonne partie ses qualités caractéristiques, la marque particulière de son génie.

Il ferait beau voir notre pays renoncer au vin ! Outre qu'il constitue un des principaux éléments de la fortune publique, il joue dans l'économie humaine un rôle de premier ordre. Et n'est-il pas établi que les habitants des régions qui le produisent en plus grande quantité sont également les plus sobres? Voilà, j'imagine, qui est bien fait pour faire réfléchir les outranciers de la tempérance.

Mais à quoi bon défendre ainsi le vin? Il se défendra bien tout seul, n'en déplaise aux esprits chagrins qui se sont ligués contre lui. Nous ne sommes pas en Amérique où l'on a vu récemment une virago s'en aller prêcher, une hache à la main, sa croisade contre les cabarets. Le vin est et restera notre boisson nationale, et tous les anathèmes dont on prétend l'accabler ne sauraient prévaloir contre lui.

Voyez seulement le soldat français. Ah ! certes il n'est pas gâté sous ce rapport-là. Il chante le vin plus qu'il ne le boit ; mais sa plus grande joie n'est-elle pas de s'en offrir de temps en temps un verre sur son modeste prêt ? Et quelle jubilation dans tout le régiment, lorsqu'après une marche pénible on octroie à chaque homme le moindre « quart » !

Que nos vignerons se rassurent ! Les contempteurs du liquide vermeil en seront pour leurs frais.

Mais trêve de digression, et venons-en à la ligue dont nous voulions parier tout à l'heure : c'est la ligue des officiers d'Académie, fondée dans le but de rehausser le prestige des palmes. L'idée, en soi, ne saurait être blâmée de la part des titulaires de l'ordre. Ils tiennent à leur décoration, et c'est très naturel. Ce qui l'est moins c'est la prétention des ligueurs de faire modifier la couleur de leur ruban.

Et pourquoi cela, je vous prie? En quoi l'humble violette manque-t-elle de prestige? N'est-elle pas toujours une de nos fleurs préférées ?

Je sais bien qu'on a appelé le ruban violet le demi-deuil de la Légion d'honneur ; mais qu'y faire? Est-ce que le Mérite agricole se porte plus mal d'être irrévérencieusement désigné parfois sous le nom d'une plante potagère? La couleur ne fait rien à l'affaire. Si la Légion d'honneur a un autre prestige, ce n'est pas à la nuance du ruban qu'elle le doit. Et puis la violette est l'emblème de la modestie; ne l'oubliez pas, messieurs les ligueurs.

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