Pour une meilleure navigation sur le site, activez javascript.
[ Revenir aux résultats de la recherche ]
page suivante »
                     DERNIÈRE AVENTURE                            241
   Elle préféra rester avec nous, se disant sous le coup d'une
trop violente émotion pour demeurer seule et espérer le sommeil.
Nous prîmes place tous les trois devant un bon feu.
   Lulleval, préoccupé de l'avenir de Laura, lui demanda si elle
n'avait pas quelque connaissance spéciale, quelque talent dont elle
pourrait tirer parti. La pauvre enfant se trouva de la sorte amenée
à nous conter son histoire qui était simple et triste, celle de bien
des malheureuses plus dignes de pitié que de colère.
   Elle était fille d'un petit employé des douanes qui, avec sa ché-
tive pension de retraite, avait juste de quoi ne pas mourir de faim
dans un village du département du Nord. Elle n'avait jamais
connu sa mère ; sa sœur Zoé, dix ans auparavant, quittait la maison
pour suivre un commis-voyageur. Le père maudit la coupable et
défendit qu'on lui en parlât jamais. Laura passa quelque temps en
apprentissage ; mais un jour celui dont elle était la seule consola-
tion vint à tomber malade, elle dut tout laisser pour rester auprès
de lui ; les petites économies furent bientôt épuisées. Comment
donner les soins nécessaires à un vieillard peu à peu tombé pres-
que en enfance ? Laura n'hésita point, elle écrivit à sa sœur qui
jusque-là lui avait vainement, en secret, offert ses services. Le père
Reynald put ainsi finir doucement sa vie. Zoé, qui était arrivée
à temps pour recevoir le dernier soupir de son père, emmena à
Paris Laura trop accablée par sa douleur pour réfléchir aux con-
séquences de ce voyage. Elle l'installa dans son hôtel où toutes
deux vécurent d'abord dans une retraite presque absolue.
   Zoé était de ces femmes dont notre singulière époque devait créer
et perfectionner le type, de ces femmes dont l'existence de désordre
se cache sous des dehors à peu près irréprochables. Zoé menait le
train d'une patricienne du faubourg Saint-Germain ou d'une élé-
gante du quartier Monceau, Zoé exigeait de l'homme dont elle
daignait accepter une dizaine de mille francs le premier de chaque
mois les égards les plus grands, la soumission la plus complète.
Nulle mieux qu'elle ne pratiquait ce grand art féminin qui consiste
à mettre les gens à la porte pour leur donner une invincible envie
de revenir. Froide comme un marbre, précise comme un traité
d'algèbre, elle avait marché vers son but, l'or, sans se laisser dé-
tourner par rien. Avare, le luxe n'était pour elle qu'un place-
       SEPTEMBHË 1883, — T. VI,                              16