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L'AVEUGLE 335 loureux? Ma jeune imagination s'emportait là dessus, formait mille conjectures, et donnait à mon aveugle un passé des plus romanesques. Les vacances arrivèrent. C'était après une brillante campagne d'Afrique couronnée par la bataille d'Isly, et la jeunesse des écoles, toujours enthousiaste, prenait sa large part des bonnes fortunes de la patrie. Que l'automne fut doux et beau, cette année-là ! et la vendange .belle, et les récoltes splendides, et les perspectives en- tout genre radieuses! Vous en souvenez-vous, vieux camarades du quartier latin? Revenu en novembre, je ne trouvai plus mon aveugle à sa place habituelle. Qu'était--il devenu? C'est ce que je demandai à l'un des invalides, receveur au pont des Arts : « Ah ! le père Jean? me ré- pondit-il, il est bien malade, et même probablement de sa dernière maladie, mais si vous désirez le voir, il demeure rue Mazarine, nu- méro... » Je me hâtai, bien entendu, d'aller à l'adresse indiquée. Le concierge me fit voir un escalier sombre, humide et glissant. « C'est, dit-il, au cinquième, la porte au fond. » Puis il ajouta par forme de commentaires : «Vous allez voir le père Jean? Il va mieux; mais le docteur pensait bien d'abord qu'il ne retournerait pas sur le pont des Arts... Attention, Monsieur, à la rampe. » En arrivant au cinquième, et près de la porte du fond, je crus entendre un bruit, comme le son de quelques pièces d'or. Je prêtai attentivement l'oreille. « Des pièces d'or ! Oui c'tstbien cela,»Sans réfléchir d'abord à ce que ce son avait d'étrange, je frappai à la porte. Le bruit cessa pendant quelques secondes, .puis une voix bien connue me dit d'entrer. L'aveugle était dans son lit, et Fidèle au pied du lit, bien enten- du. Une des mains de l'aveugle pendait au dehors, l'autre était ca- chée sous les couvertures, serrant sans doute le petit trésor dans une étreinte fiévreuse. Une pensée rapide me traversa l'esprit : « C'est un avare ! » et les premières salutations se ressentirent de cette douloureuse découverte : « J'étais venu vous voir, Monsieur, et j'ai appris avec satisfaction que vous allez mieux maintenant. — Mille fois merci... Toujours bon pour le pauvre infirme... Vous arrivez sans doute de vacances pour continuer vos études?— Oui, répondis-je assez fioidement, et ne vous voyant pas à votre place,