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comme chef du gouvernement hellénique, il s'est trouvé en présence
d'un cas de conscience singulièrement troublant et qu'il a tranché
avec une décision tranquille qui donnait toute la mesure de sa valeur.
Il a dû interdire, même par la force, l'entrée de la Chambre
hellénique aux députés crétois, aux députés de ce pays où il était né
et où il avait jusque-là vécu toute sa vie, de ce pays à l'indépendance
duquel il avait voué le meilleur de ses forces et le plus pur de son intelli-
gence. La Crète était alors, on se le rappelle, sous la suzeraineté ottomane,
les Crétois étaient sujets du sultan. Les admettre dans une Chambre
grecque, c'était affirmer ipso facto la réunion de la Crète à la Grèce,
c'était violer implicitement l'intégrité de l'empire ottoman qui était alors
pour les chancelleries européennes un article de foi. M. Venizelos jugeait
que le moment n'était pas encore venu, que la Grèce ne pouvait pas en-
core entrer ouvertement en conflit avec Constantinople. Le réseau des
alliances balkaniques n'était pas encore tressé, l'armée hellénique profon-
dément divisée par les' agissements de la camarilla militaire qui entourait
le prince Constantin n'avait ni force, ni cohésion, ni armement, ni disci-
pline, ni commandement. M. Venizelos n'hésita pas (il n'hésite jamais), il
ferma à ses frères crétois, à ses compagnons de lutte, à ceux qui avaient
tenu la montagne avec lui et l'avaient aidé à chasser de Crète le prince
Georges, il leur ferma l'entrée de la Grèce et l'accès de la Chambre.
C'était le moment où l'armée grecque était minée par les dissensions,
l'époque de la Ligue militaire et des pronunciamientos. Une partie des
officiers, écœurés des passe-droits et des injustices dont ils souffraient,
voulaient mettre à bas le prince Constantin et son état-major ; les autres
qui profitaient des faveurs voulaient s'en assurer la continuation. Fort
de la confiance populaire, M. Venizelos n'hésita pas : il enleva au prince
héritier son commandement et l'éloigna de Grèce. On ne doit jamais
perdre de vue, soit dit en passant, qu'il y a toujours eu, entre le roi actuel
et celui qui fut si longtemps son premier ministre, ce vieux compte Ã
régler. A aucun moment le roi n'en a perdu le souvenir. En tout cas,
M. Venizelos comprit qu'il fallait remettre l'armée sur pied, c'était la
besogne essentielle, celle qui primait toutes les autres. M. Venizelos de-
manda une mission d'officiers français.