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422                 CHARLES BAUDELAIRE

communs me détournèrent de me présenter chez le général
Aupick. On parlait de scènes violentes qui avaient éclaté
entre mon ami et son beau-père. Déjà il m'avait été facile
de remarquer que leurs rapports n'étaient rien moins que
tendres, et que l'enfant avait des griefs contre le mari de
sa mère. Il ne m'en parlait jamais, et écartait de parti pris,
les allusions qui parfois me venaient aux lèvres. Il m'avait
semblé comprendre que sa mère, tirée d'un veuvage mo-
deste par l'amour d'un homme titré, riche et appelé à un
brillant avenir, ne trouvait plus à ce second foyer les égards
et le respect auxquels elle avait droit. Ce sont là des griefs
qu'un fils supporte avec peine. Bientôt, il fut avéré que le
général Aupick apportait dans son ménage la sévérité im-
périeuse du chef militaire. Il brisa cruellement les velléités
de résistance que le pauvre enfant avait pu se permettre. Il
l'embarqua par autorité paternelle sur un vaisseau en par-
tance pour les Indes.
   Ce n'est point, comme on l'a cru, en qualité de mousse ;
Baudelaire était recommandé au capitaine, et emportait
une petite pacotille dont il pouvait tirer parti dans les ports
où il débarquerait. Mais ces adoucissements ne changeaient
pas la nature de cet exil humiliant, de ce châtiment, de ces
rigueurs très dures pour un enfant de vingt ans à qui le
beau-père n'avait rien à reprocher en dehors de leurs rap-
ports personnels, et qui faisait honneur à sa famille, ne
fût-ce que par ses succès universitaires. Si plus tard Baude-
laire a fait des fautes, cet abandon prématuré, ces traite-
ments rigoureux, cette adolescence douloureuse suffisent
peut-être à les expliquer. Livré si jeune à tous les hasards
de la vie, l'âme ulcérée, réduit à maudire ceux qu'il aurait
dû aimer, il se produisit dès lors en lui une fêlure dont il
ne guérit jamais.