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ET LA POÉSIE PHILOSOPHIQUE 85 resté ingénieur et savant par instinct de naissance. La poé- sie l'a conquis, mais ne l'a point dérobé à la science vers laquelle la pente naturelle de son esprit le ramène. C'est par une traduction du premier livre de Lucrèce que le poète a préludé à ses œuvres philosophiques. Il ne pou- vait se mettre à plus forte école. Laissons de côté la déso- lante doctrine d'Épicure et les grossières conséquences que les matérialistes de tous les temps en ont tirées. Mais, si nous ne regardons que la mise en œuvre, quel poète a abordé avec plus de témérité et surmonté parfois avec un plus rare bonheur les difficultés de l'exposition d'un sys- tème philosophique ? La critique ne sait dans quelle caté- gorie ranger cette œuvre magistrale, qui a la précision du poème didactique sans en avoir la monotonie, qui a le grand souffle et l'intérêt de l'épopée, sans exclure les retours mélancoliques sur les misères humaines, ces accents du cœur qui font songer aux élégiaques anciens, et aux Méditations du plus grand de nos poètes modernes. D'ail- leurs, depuis Lucrèce, les données du problème ont moins changé qu'on ne le suppose. Dès qu'on exclut du monde la Providence créatrice, dès qu'on laisse l'homme face à face avec l'inexorable nécessité, qu'importe que l'Univers pro- cède d'une combinaison fortuite des atomes ou de l'agglo- mération en forme sphérique et du refroidissement de la matière en ignition ? Question de procédé et de système! Le monde n'en est pas moins vide ; l'âme ne se heurte pas à un problème moins douloureux; la solution reste la même. L'homme est toujours jeté ici-bas sans savoir d'où il vient, sans pressentir où il va. Contre cette cruelle incertitude, qui fait de lui le jouet du hasard, il entend toujours protes- ter dans son cœur, au temps de Lucrèce comme au siècle de Darwin, la vieille et irrésistible croyance en un Etre