page suivante »
LE PREMIER AMOUR D'UN VIEUX CROGNARD 261 jour qu'on parlait devant lui de l'Ardèche, avait dit : Je connais ce pays : il produit du fer et des hommes. Mon grand-oncle était bien, en effet, un de ces hommes de fer d'autrefois, robustes, vaillants, tout d'une pièce, qui, après avoir promené le drapeau tricolore dans toute l'Eu- rope en y semant des idées avec des ossements, avaient rapporté au foyer des traditions de discipline, d'ordre et d'honneur, devenus chez eux une seconde nature, et que les jeunes se montraient avec respect, en disant : Voilà un vieux grognard ! ou bien : C'était un compagnon de l'autre. Mon grand-oncle, en déposant son épée, s'était mis à cultiver son petit patrimoine et passait pour le plus habile jardinier du canton. Il aimait beaucoup les fleurs et tenait en estime particulière les plantes médicinales qu'il connais- sait à fond, mais ne détestait pas les légumes et avait fait dans son jardin une égale part à l'agréable et à l'utile : on voyait dans son enclos de délicieux bosquets de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles, mêlés à quelques plantes exotiques, mais le milieu était entièrement consacré aux oignons, aux choux, aux épinards, aux salades et aux autres plantes comestibles de la saison. Il n'avait besoin de personne pour tailler sa vigne et ses arbres fruitiers ; il maniait parfois lui-même la pioche et la bêche, et disait qu'il manquait un sens à l'homme qui n'a pas travaillé la terre, comme il en manque un à celui qui n'a pas connu la rude vie des camps. On n'est pas dans ce monde, ajoutait- il, pour s'amuser, mais pour agir, lutter, souffrir, vaincre... ou être vaincu, et ceux qui, par goût, ou autrement, ont adopté la profession d'oisifs, sont encore plus à plaindre que les autres. L'épithète de vieux grognard, appliquée à mon grand-